Le Clan des rats

1. L’idole des jeunes.

« Skiìrt, viens ! Vite, dépêche-toi ! »

Tel fut l’appel qui dérangea le dîner du petit rat. Celui-ci venait juste de chiper une pomme bien mûre dans les réserves du château et se faisait une fête du repas sucré dont il avait envie depuis si longtemps.

« Pourquoi ? Que se passe-t-il ?» Il délaissa son fruit et se promettant d’y revenir dès que l’opportun aurait déguerpi.

« Le roi veut te voir. C’est urgent… »

Le roi ? Ca faisait un moment qu’il ne l’avait pas fait mander. Que voulait-il cette fois ? Un rapport sur l’approvisionnement des stocks ? Une mise en place d’un nouveau tunnel ? Une requête à formuler auprès des humains ?

- « Que veut-il ? »
- « Je ne sais pas. » Répondit le messager après un instant d’hésitation. Il baissa la tête, détournant le regard. Sa queue était posée mollement au sol. Son attitude indiquait la gêne. Nul doute qu’il mentait pour ne pas répondre aux questions. Skiìrt ne releva pas. La capacité de garder un secret était une qualité recherchée chez les messagers et celui-ci ne faisait que tenir son rôle.

L’appel du roi n’était pas non plus une surprise, il commençait à en avoir l’habitude.

Depuis son retour quelques lunes auparavant, le récit de ses aventures avait fait le tour de la communauté et l’avait transformé en une espèce de héros auprès des jeunes et en modèle pour les moins jeunes. Il était fréquent qu’on l’invite à des petites assemblées pour qu’il en fasse le récit encore et encore. Au début, il avait trouvé cela extrêmement flatteur et il s’était même laissé aller à embellir légèrement ses exploits en passant sous silence les moments où il n’était pas à son avantage. Puis, petit à petit, la vanité de ce jeu l’avait lassé et il s’arrangeait maintenant pour s’absenter lorsqu’il avait vent de telles réunions.

Il n’avait pas prévu que d’autres prendraient son relai en son absence et raconteraient à sa place sa saga, ayant fini par l’apprendre plus ou moins par cœur à force de répétition. Ces rats avaient commencé à réinventer le métier de barde, avait remarqué Skiìrt avec amusement. C’était probablement un chemin obligé dans l’évolution d’une culture et, comme celle des rats de Poudlard était probablement la plus avancée dans le monde des rongeurs, il fallait s’attendre à ce que cela arrive tôt ou tard. Puis une espèce de compétition démarra entre les différents conteurs. Pour captiver leurs auditoires, ils se mirent à exagérer les faits puis carrément à en inventer de nouveaux. Les ennemis se multipliaient. Les périls devenaient de plus en plus effrayants. Tant et si bien que les « aventures de Skiìrt » n’avaient aujourd’hui plus grand chose à voir avec celles qu’il avait réellement vécu.

Les questions qu’on lui posaient parfois sur ses péripéties le laissaient perplexe. Il avait même l’impression qu’on lui parlait de quelqu’un d’autre. Ce n’était pas faute d’essayer de rétablir la vérité, les jeunes rats revenaient toujours aux magnifiques histoires circulant sur son compte, préférant le rêve à la banale réalité.

2. Promotion sociale
Sa notoriété s’était étendue aussi aux sphères les plus hautes et on venait souvent lui demander conseil pour résoudre tel ou tel problème.

Le roi n’avait été guère plus mesuré. Après son retour, ils avaient eu une longue discussion et Skiìrt lui avait narré par le menu ses péripéties. Il avait eu droit à un déluge de questions, le monarque se passionnant véritablement et s’attachant à tous les détails. Son rapport avait duré deux jours entiers et le roi l’avait finalement remercié pour son histoire et félicité pour ses actions. Il avait mis un tel enthousiasme dans ces éloges que Skiìrt s’était d’ailleurs senti gêné.

Aussi lorsque, deux jours plus tard, il avait été convoqué auprès du roi, il avait craint d’être obligé de recommencer son récit. Mais le roi envisageait seulement une campagne de terrassement pour creuser des galeries sous les jardins de Poudlard et il voulait ses conseils. Les rats experts dans le creusement de tunnels étaient présents et regardaient Skiìrt de travers tandis que le roi écoutait l’avis de l’explorateur. L’attention royale qui lui était dévolue contrastait avec la distraction qui accueillait l’opinion des spécialistes.

Une semaine plus tard, le même schéma s’était reproduit à propos d’un stock de nourriture avarié. Finalement, il se retrouvait de plus en plus souvent devant le roi qui semblait ne plus pouvoir prendre de décision sans le consulter.

Gêné, Skiìrt finit par aller trouver ces experts que le roi semblait ignorer et leur parla humblement. Ce n’était pas réellement des excuses car il ne voulait pas plonger le roi dans l’embarras en soulignant le dédain dont il faisait preuve envers leurs connaissances mais il discuta longuement avec eux des options prises par le roi pour s’assurer qu’elles étaient les meilleures. Cette humilité lui acquit la sympathie puis le pardon de ces rats influents. Ils l’acceptèrent alors dans leurs rangs et lui fournirent nombre d’informations considérées comme réservées aux castes spécialisées. La mémoire exceptionnelle du rat brun lui permettait de devenir petit à petit un véritable conseiller compétent sur tous les problèmes que le roi lui soumettait.

Régulièrement il réunissait les conseillers pour aborder les différents problèmes avec eux avant que le roi ne s’en mêle. Pour ne pas froisser ces précieux collaborateurs, Skiìrt s’arrangeait aussi pour sembler ne pas tout savoir et posait des questions aux conseillers en présence du roi. Connaissant les réponses à l’avance, il s’arrangeait pour mettre en valeur ces rats savants et, en agissant comme cela, il s’attirait leur indéfectible amitié.

Son comportement s’expliquait parce qu’il ne voulait pas de ce rôle de personnage indispensable. Ni celui de héros des foules. Ce qu’il voulait lui, c’était l’aventure, la liberté, la découverte de nouveaux horizons…

Mais son expérience et son savoir était devenu une richesse pour le clan et il se devait de sacrifier ses aspirations pour le bien de tous. Aussi, convocation après convocation, il se rendait auprès du roi pour être le porte-parole de la sagesse accumulée par des générations de rats auquel il ajoutait aussi sa propre expérience et sa perspicacité.

3. La fin d’un règne
Aujourd’hui, l’appel avait une note d’urgence inhabituelle. Le roi semblait vouloir le voir au plus vite, comme s’il s’agissait d’un péril imminent. Quelque chose comme une invasion ou une inondation. Chaque minute pouvait compter, il s’élança à la suite du messager.

Le chemin emprunté traversait les galeries qu’il évitait depuis quelques temps à cause de la jeunesse de sa population. Effectivement, très vite, les murmures grossirent et des cris juvéniles fusèrent de par en part « Skiìrt ! Hé, c’est Skiìrt… » Heureusement, ils eurent le temps de traverser avant que l’appel de son nom n’attire trop de curieux. « Quelle plaie ! » pensa-t-il « Combien de temps à attendre encore avant que cette popularité ne retombe ? »

Toujours au pas de course, ils arrivèrent à l’embranchement de la galerie de la salle de consultation mais ne s’y engagèrent pas. Au lieu de cela, son guide obliqua vers la niche royale. Les rats gardant le passage n’étaient pas à leur place. L’atmosphère était étrange. Un peu sinistre. Les rares individus qu’ils croisaient gardaient la tête basse et une odeur de tristesse émanait d’eux.

Il arriva enfin auprès de roi. Celui-ci était encore allongé et semblait dormir. Il ouvrit les yeux. Sa patte avant bougea. Jamais il n’avait semblé si faible, si vieux.

« Skiìrt…. Je ne veux pas... être... mangé... » Il reprit sa respiration, épuisé. « Je veux… qu’on me jette… fosse… dès que… » La patte retomba. Skiìrt attendit la fin de la phrase. La poitrine du roi se vida de son air, les paupières se fermèrent sur des yeux devenu vitreux. C’était fini. Le roi n’était plus ! Il venait de perdre son chef et une part de lui se rendit compte qu’il avait aussi perdu un ami. Une vague de tristesse passa sur son âme puis se retira progressivement. Il fit mentalement ses adieux au guide du clan et se retira. A la sortie de la niche, deux conseillers le regardèrent tristement. « Qu’a-t-il dit ? » interrogea le premier.
- Il ne veut pas être mangé. Il veut qu’on jette son corps dans la fosse.
- Mais ? C’est contraire à la tradition. Le foie et le cœur du roi doivent être rendus au clan.
- Cette tradition n’existe plus. C’est le roi qui l’a abolie dans sa dernière volonté. La nouvelle tradition est de jeter le corps du roi dans la fosse. Vous avez compris ? Exécution !

Skiìrt bousculait un peu les rats pour ne pas leur laisser le temps de réfléchir. Ainsi, il était à peut près sûr qu’on ne déroberait pas au cadavre ses viscères. Et puis, moins il y aurait de rats au courant, plus son ami aurait de chances de voir son corps finir là et comme il le désirait.
Ce désir étrange de laisser intact le corps du défunt devait venir de toutes les discussions qu’ils avaient eues sur les comportements humains. Il se rappelait le nombre de questions qu’avait posé l’ex monarque sur les rituels funéraires. Enfin, sur le seul rituel funéraire auquel Skiìrt avait assisté dans la chapelle. L’admiration que le roi éprouvait pour les hommes lui avait probablement inspiré sa dernière volonté. A la réflexion, le clan avait échappé à la fabrication d’un cercueil, au creusement de la tombe, à la fabrication d’une pierre tombale et autre fantasmagorie humaine… Ils devaient s’estimer heureux que le roi ait été aussi modéré dans ses exigences.

Le chemin du retour se fit tranquillement. Il entendait à peine les appels de son nom poussés par les petits. Ceux-ci s’approchaient joyeusement de lui mais, voyant sa mine défaite, s’arrêtaient brusquement et le laissaient passer sans l’importuner davantage. Il répandait ainsi dans son passage une onde de tristesse, prélude à la nouvelle du décès royal. Celle-ci n’allait pas tarder à se répandre et l’inquiétude allait s’ajouter à la tristesse pour tous les rats du clan qui n’avaient jamais connu que ce vieux chef. Ils ressentiraient cela comme la clôture de cette ère de tranquille abondance et redouteraient le bouleversement de leurs vies. Dans une lune, peut-être moins, tout le monde aurait reconstruit son quotidien, de nouvelles certitudes serviraient d’ancres à leurs vies routinières et le vieux roi ne serait plus qu’un souvenir vite oublié. Telle est la mémoire individuelle des rats. Il n’y aurait plus que les histoires racontées aux enfants le soir qui feraient revivre son nom pendant encore quelques générations.

4. Cérémonie funèbre
Il avait regagné son lieu de repos depuis deux heures et réfléchissait à son avenir quand une délégation de rats se présenta à l’entrée de son nid.
- Skiìrt ?
- Salut, Fisśĩk ! Abondance pour toi et les tiens ! Que veux-tu ? J’aimerais qu’on me laisse tranquille un moment, j’ai besoin de réfléchir…
- Je comprends. Mais il y a conseil ce soir. Le roi n’a pas désigné de successeur et c’est le rôle du cercle des anciens de désigner le nouveau roi.
- Et alors ? Je ne fais pas partie de ce cercle !
- Et bien, c’est à dire que si ! Comme tu étais le premier conseiller du roi, nous t’avons automatiquement inclus dans le cercle des anciens. De plus, si tu n’es pas là pour une décision aussi importante, le clan pensera que tu n’es pas d’accord avec le choix qui sera fait, quel qu’il soit. Avec ta popularité actuelle, ça provoquera forcément des questions, des contestations, des problèmes de toute sorte.
- Vous auriez pu me dire ça avant tout de même… Bon, je comprends vos arguments et j’accepte pour le bien du clan. Quand a lieu la réunion ?
- Elle débutera au bord du gouffre dès que tout le monde sera réuni.
- Au gouffre ?
- On commencera par la cérémonie mortuaire du roi. Ca évitera des questions sur la légitimité du conseil.
- La cérémonie sera publique ?
- Oui, comme la désignation du successeur.
- Qui a organisé cela ?
Fisśĩk hésita une seconde. « C’est moi » finit-il par admettre.
- Bien. Je vous suis.
Le cortège fit demi-tour et repartit, Skiìrt fermant la marche. L’allure pompeuse des rats attirait la curiosité. Pour la première fois depuis ces dernières lunes, ce n’était pas l’explorateur qui faisait naître les murmures. Les curieux se mirent à les suivre, grossissant petit à petit la troupe. Bientôt, une centaine de rat suivit la marche des notables.

Au détour d’une galerie, un autre cortège de rats virent se joindre à eux. Ils transportaient le corps du roi. Celui-ci était porté en hauteur par deux grands rats. Skiìrt et les siens se portèrent à la hauteur du corps du souverain, l’entourant ainsi d’une barrière honorifique.
A deux longueurs derrière eux, la quasi totalité du clan s’était rassemblée et suivait silencieusement.

Ils arrivèrent au bord de la fosse. Au grand soulagement de Skiìrt, tout le monde s’arrêta simultanément. Il avait un instant imaginé que la foule immense continue son avancée, poussée par ceux de derrière et poussant le groupe de tête au fond de l’abîme. Il frémit. Jamais jusqu’à ce jour il n’avait réalisé à quel point la population du clan était nombreuse.
Cette foule pouvait détruire en quelques instants le système dirigeant, juste en éliminant quelques individus. La soudaine prise de conscience de cette puissance aveugle le plongea dans une inquiétude perplexe. Pour l’instant, tout allait bien, si on oubliait la disparition du chef, mais si quelque chose mettait cette foule en colère comme une famine par exemple, comment éviter qu’une guerre interne ne mette à mal le clan ? C’était un sujet qu’il devrait creuser plus tard, la cérémonie de départ du roi royal ayant déjà commencé.

5. Un discours.
« Heu… Rats de Poudlard !… » Débuta Fisśĩk. « Notre roi est mort ! Selon sa volonté, nous allons envoyer son corps dans le ventre de la terre ! »
- Et son cœur ? fit une voix dans la foule
- Et le foie ? Lança une autre voix.
- Et la coutume ?
- Ha ! Son cœur ? Et bien…
Fisśĩk ne savait visiblement pas comment continuer. Skiìrt vint à son secours. Il vint se placer devant l’ancien puis se tourna, face à la foule. D’un coup, il se dressa sur ses pattes arrière et écarta les pattes avant dans une position dramatique. Le silence tomba sur la foule. Tous les yeux étaient tournés vers lui. En un temps, il aurait été figé par la peur sous ces regards mais aujourd’hui, après les nombreuses prestations où il avait été le centre de l’attention, contant son épopée, il maitrisait sa timidité naturelle. Il avait même découvert quelques « trucs » pour capter l’attention, comme cette silencieuse pose ridicule.

Sûr d’avoir l’attention de ses auditeurs, il démarra avec emphase :

« Le cœur du roi va aller se mêler au cœur de notre père, ce territoire qui protège notre clan, génération après génération, et ce depuis plus de lunes que nous ne pouvons nous en rappeler.

« Son foie va rejoindre le ventre de notre mère, ce château qui nous nourrit en offrant notre nourriture et notre bien-être.

« Son corps va rejoindre les racines de la Terre de Poudlard, qui nous a donné la prospérité, génération après génération.

« Ainsi l’intelligence, le courage et la force du roi ne seront pas éphémères mais resteront à jamais au service du clan ! »

Ce discours improvisé avait un désagréable goût de supercherie mais la conviction qu’il avait mise dans ces mots avait coupé court à toute nouvelle protestation. Des murmures d’approbation parcoururent les rangs du clan. Les effluves d’angoisse qui flottaient dans l’air s’atténuèrent.
Fisśĩk lui fit signe de continuer.

« Puisse l’esprit de notre roi continuer à guider son successeur. Qu’il maintienne l’abondance et nous préserve de la maladie et éloigne les prédateurs »

Les attitudes des premiers rangs montraient que le discours avait l’approbation de la foule. Ils en voulaient encore. A ce moment, Skiìrt eut l’impression qu’ils étaient suspendus à sa voix. Il aurait pu leur demander n’importe quoi et ils auraient agit sans discuter. C’était peut être cela le pouvoir ! Il comprenait qu’on puisse le désirer à tel point que certains soient poussés à faire des choses inavouables.
L’ivresse de l’instant passa. Il fit signe aux autres de faire basculer le corps.

« Adieu, grand guide ! Nous continuerons à trottiner dans les galeries que tu nous as creusé »
Il retomba au sol, fatigué. Il entendit quelques « adieu » timides dans la foule.

Le geste solennel que firent les rats pour pousser le corps du défunt fut plus spectaculaire que la disparition du cadavre. Ce dernier glissa vers le bord puis ne fut plus là d’un seul coup et ce fut tout. Pas de bruit, rien. Il était parti.

« Nous allons maintenant choisir un nouveau chef » Fisśĩk avait repris la parole. « Le cercle des anciens va le désigner maintenant au vu et au su de tout le clan. Reculez un peu pour laisser le cercle s’installer ! »

6. Le cercle des anciens.
Un peu d’espace se dégagea autour d’eux. Les anciens joignirent leurs queues, formant une étoile dont les rayons étaient leurs appendices caudaux. Skiìrt voyait cette figure pour la deuxième fois de sa vie. Il était très jeune la première fois et il ne se rappelait plus bien la raison qui avait réunit le cercle pour une décision publique. Un rat qui devait être exclu ou non du clan, il lui semblait… Jamais il n’aurait imaginé assister à la manifestation suivante en tant que participant et pourtant les anciens dégageaient devant lui une place pour qu’il s’y installe.

Fisśĩk annonça très fort « Skiìrt, viens prendre ta place dans le cercle des anciens ». L’appel avait été lancé d’une voix forte pour être entendue par tous.

Un brouhaha couru dans la foule. S’il refusait, il risquait de décevoir la foule. Une conséquence imprévisible de sa popularité actuelle. Mais il hésitait encore à accepter. Il ne faisait pas partie des plus vieux et, de plus, l’action de Dumbledore qui avait ralentit sa croissance le faisait paraître plus jeune encore. Néanmoins, il sentait que son refus choquerait la foule qui attendait son acceptation.

« Tant pis ! » Se dit-il. Il démissionnerait plus tard car il ne voulait plus jouer les rats de premier plan. Il voulait redevenir l’aventurier qu’il était il n’y a pas si longtemps ! C’est en se faisant cette promesse qu’il prit place dans la roue étoilée des anciens.

- Quelle décision devons-nous prendre ?
- Nous devons choisir le nouveau chef !
- Y a-t-il des candidats ?
-…

Le propos semblait établi au préalable car les phrases étaient scandées par les anciens à tour de rôle. Ceux-ci regardaient droit devant eux sans se regarder. Ils attendaient simplement que leur voisin ait fini de parler pour lancer la phrase suivante. Ils ponctuaient même la fin de leur phrase en frappant le sol de la patte arrière, pour ajouter à la solennité de la cérémonie. Le silence qui s’installa semblait aussi faire partie du rituel.

- Moi !

Un cri dans la foule. Les anciens tournèrent la tête vers l’origine de l’appel. Un espace se dégageait autour d’un énorme rat. Àrĭiķ ! Une sale brute qui, au lieu de mettre sa force au service du clan, cherchait à soumettre certains de ses congénères pour qu’ils lui ramènent sa nourriture. A l’époque sauvage, cette attitude archaïque était très répandue mais les rats de Poudlard s’étaient depuis lors « civilisés ». Les congénères qui s’étaient mis à son service ne brillaient pas par leur intelligence et étaient principalement mus par la peur. Trois énormes rats lui servaient de lieutenants et lui permettaient de maintenir son réseau de serviteurs forcés dans leur état de quasi esclavage. Le roi et lui s’étaient plusieurs fois interrogés sur les moyens existants pour faire cesser son exploitation honteuse des faibles.

Il ne devait pas laisser cette fripouille prendre le poste suprême. Mais comment ?

- " Avez-vous des candidats à proposer ? " Relança Hisstriik, un des anciens.
- " Je propose Skiìrt ! "

7. Déception
C’était Fisśĩk qui venait de lancer cette incongruité. Cette fois il exagérait ! Il devait savoir que jamais l’explorateur ne se serait proposé, ayant déjà eu quelques discussions sur leurs projets d’avenir. Même pour faire barrage à Àrĭiķ, il ne voulait pas de cette prison dorée. Mais Fisśĩk voulait sans doute lui forcer la main. Ce vieux roublard allait être déçu car Skiìrt ne l’entendait pas de cette oreille. Il allait refuser l’offre…

« Skiìrt ! Skiìrt !» La foule commençait à remuer. Des jeunes rats criaient son nom. Sa popularité, véritable fléau, exerçait sur lui une pression toujours grandissante. Il fallait trouver un moyen de s’en sortir en douceur. A la fois de la situation présente et aussi de cette notoriété encombrante.

- « Je ne peux accepter cette candidature avant d’y avoir réfléchi. » Annonça-t-il. « Je demande une journée avant de donner ma réponse. »
- « C’est contre la coutume, Skiìrt. Le clan ne peut rester sans roi. » Fisśĩk paraissait déçu. Il attendait visiblement une autre réponse.
- « Considérons qu’il refuse, » attaqua Àrĭiķ, « et terminons ce rituel ! »

Les anciens se regardèrent, consternés.

Les petits rusés ! Ce n’était pas une idée spontanée de le proposer comme candidat, ils avaient tout planifié avant de venir le trouver. Ils avaient probablement considéré à l’avance que Skiìrt accepterait forcément et automatiquement cet « honneur » en ne lui laissant pas le temps de la réflexion. Ils pensaient probablement pouvoir vaincre ses hésitations mais l’apparition d’un autre candidat les prenait au dépourvu. Dépités, ils cherchaient un moyen de s’en sortir.

« Le rituel ne sera terminé que quand nous l’aurons annoncé ! » Fisśĩk venait de reprendre l’initiative. « Skiìrt devra donner sa réponse demain, au coucher du soleil. Si d’autres candidats veulent se faire connaître, ils auront jusqu’à ce moment.»

Bien joué ! Avec ce délai, ils allaient tenter de le convaincre ou de recruter un autre candidat, Àrĭiķ étant certainement le dernier choix qu’ils auraient fait. Ils allaient peut être même proposer l’un d’entre eux ? C’était peu probable car une sorte de tabou empêchait de choisir le roi parmi les anciens, la coutume voulait plutôt un rat vigoureux et encore jeune comme chef.

Hisstriik s’approcha de lui. Mais Skiìrt lui fit signe qu’il voulait rester seul. Le vieux rat hésita visiblement puis renonça, retournant vers le cercle. Fisśĩk était resté à sa place et discutait à voix basse avec les autres. Ils devaient établir une nouvelle ligne de conduite. Il n’avait que peu de temps pour réfléchir à la situation, le cercle allant certainement lui faire une nouvelle visite.

La foule se dispersa peu à peu. Quelques uns trahissaient dans leur comportement de la déception, certain même de la frustration.. Skiìrt vit un jeune rat se retourner pour le regarder avec un long air de reproche puis tourner la tête et s’éloigner sans un mot. Skiìrt allait peut être voir son vœu de diminution de popularité se réaliser plus tôt qu’il ne le pensait.

8. Ombres mortelles.
Il ne pouvait quand même pas abandonner le sort du clan à cet être brutal et égoïste. Non, c’était hors de question ! Mais comment éviter d’avoir à payer le prix de toute cette responsabilité qui pèserait alors sur ses épaules. La démission du poste de roi n’existait pas ! Et quand bien même elle existerait, cela redonnerait l’opportunité à Àrĭiķ de briguer à nouveau cette place… Il se sentait coincé.

Tout en ruminait ces pensées, il avait réussi à regagner sans s’en rendre compte le coin où il avait installé son nid. Il eut du mal à s’endormir, les mêmes questions provoquant dans sa tête les mêmes réponses, le dilemme semblant définitivement insoluble. Comment disent les humains déjà ? Ah oui ! « La nuit porte conseil » Cette nuit ferait bien de lui conseiller une solution… La fatigue eut raison de lui après quelques heures de réflexions angoissées.

Ses rêves furent agités. Il était enlisé et, près de lui, d’énormes reptiles glissaient lentement en resserrant petit à petit l’étau mortel de leurs anneaux. Il commença à suffoquer.

Son réveil fut brutal. Une patte velue pressait sur sa gorge. Il étouffait pour de bon. Il essaya de se dégager. Un autre rat dans son dos l’empêchait de se retourner. Un troisième rat lui maintenait les pattes arrière, bloquant toute tentative de secousse. Ses incisives mordirent à plusieurs reprises le vide. Un voile noir commença à descendre sur ses yeux…

Il ferma les yeux et, bouche grande ouverte, laissa dépasser la langue. Après un dernier soubresaut, il ne bougea plus.
« Il est mort ? » Demanda celui qui maintenait sa patte arrière sur sa gorge. Il se pencha pour observer sa victime, relâchant légèrement sa pression.
Skiìrt aspira doucement une légère bouffée d’air, tout en tâchant de garder une immobilité cadavérique. Il avait feint la perte de conscience. Sa patte avant, dressée en direction de son bourreau, retomba mollement.
Un souffle désagréable passa sur son visage. L’un des rats le saisit à la gorge.
« Pas ça ! Ca doit paraître naturel ! » La voix venait de celui qui maintenait son arrière train. Les dents coupantes le relâchèrent, laissant échapper seulement quelques gouttes de sang sur sa fourrure.
- Et son médaillon ? On lui prend ?
- Imbécile ! On ne touche à rien ! Je t’ai déjà expliqué.
Les trois rats étaient encore autour de lui mais il pouvait respirer à petites bouffées. Ses côtes ne bougeaient qu’imperceptiblement, son corps simulant toujours l’apparence de la mort.
- Surveillez-le encore un peu. Je vais LUI dire que c’est fait.
LUI ? La façon dont il avait appuyé le mot signifiait quelqu’un d’important et dont on ne devait pas dire le nom. Il ne pouvait s’agir que du commanditaire de l’attentat. Quelqu’un voulait sa mort. Comment avait-il pu se faire un ennemi personnel ? Qui cela pouvait-il être ?

Encore un nouveau déluge de questions qui le submergeait.

A force de ne prendre que des petites inspirations, une sensation de brûlure commença à se développer dans ses poumons. Il ne put empêcher sa cage thoracique d’aspirer une bouffée plus importante d’air. Son larynx comprimé laissa échapper un sifflement.

« Il est encore vivant !»

9. Poursuite
Ces mots déchaînèrent une succession d’actions. Skiìrt pivota brusquement sur ses pattes et démarra en trombe, passant du trépas supposé à un état de suractivité. Malheureusement, un des rats était sur son chemin de sortie. Celui-ci réagit en lui bondissant dessus. Le choc stoppa l’élan du fuyard suffisamment longtemps pour que la plus grosse des brutes le rattrape et l’écrase de tout son poids. Cette fois, des incisives coupantes s’enfoncèrent dans sa cuisse. Ils avaient visiblement abandonné l’idée de ne pas laisser de blessure.

En employant la force, Skiìrt n’aurait pas le dessus. Il décida donc de jouer la surprise en faisant une brusque roulade sur le côté. Cette manœuvre inhabituelle en combat prit au dépourvu le malabar qu’il avait sur l’échine. Au lieu de resserrer sa prise, son adversaire la relâcha pour ne pas se retrouver sur le dos. Skiìrt se dégagea alors complètement de l’emprise et sauta en l’air d’un vif coup de reins, pirouettant par dessus celui qui bloquait le passage. Au passage, un double coup de pattes sur la tête l’aida à se propulser encore plus loin, étourdissant celui qui servait de tremplin et retardant en même temps d’une fraction de seconde le moment où la poursuite démarrerait.

Sa vie en danger lui donnait des ailes. Des mois d’exploration et son expérience d’explorateur lui permettait d’enfiler les galeries sans l’ombre d’une hésitation. Ses poursuivants l’avaient perdu de vue mais pouvaient le pister à l’odeur du sang qu’il perdait abondamment par la blessure de sa cuisse.

Il arriva finalement à l’endroit qu’il visait : une galerie à demi bloquée par une planche. Planche qui pouvait être déplacée jusqu’à obstruer complètement le passage et surtout pouvait se bloquer dans cette position grâce à une fissure qui empêchait qu’elle soit pivotée de nouveau. Une pierre placée finalement derrière la planche empêchait tout dégagement du côté où allait arriver ses poursuivants. Pour libérer le passage maintenant, il faudrait faire le grand tour jusqu’à ce côté-ci et retirer la pierre qui verrouillait tout. Son avance venait d’être confortée de plusieurs minutes.

Il sacrifia un peu de cette avance pour lécher le sang de sa blessure. Une fois propre, il examina la blessure. Celle-ci était petite mais profonde. Le sang s’écoulait doucement, se répandant dans la fourrure. Skiìrt léchait l’écoulement au fur et à mesure, cherchant à empêcher que le sang ne tombe au sol. En évitant de s’appuyer sur sa cuisse et en absorbant le sang régulièrement, le rat parvint à s’éloigner sans souiller le sol. D’embranchement en embranchement, il parvint à faire évanouir sa piste dans le labyrinthe des galeries du sous-sol.

Une cavalcade se fit bientôt entendre sur les lieux qu’il avait quitté dix minutes plus tôt. Trois rats essoufflés se mirent à renifler les traces de sang résiduelles que Skiìrt avait laissé sur la planche.

- Il est parti où ?
- Comment veux-tu que je le sache ?
- On va LUI dire qu’il s’est échappé ?
- Tu vas aller LUI dire que tu l’as laissé échappé ? Pas moi en tout cas. Je veux pouvoir LUI dire que j’ai tout essayé.
- Tu as raison. Je reste avec toi. On a peut-être une chance de le retrouver…

Les rats se mirent à renifler chaque entrée de galerie, se concertant, hésitant, revenant sur leur pas, essayant les passages les uns après les autres. Au bout de plusieurs heures, ils finirent par abandonner leurs recherches, considérant que s’il retrouvait la piste, le fugitif avait maintenant trop d’avance pour pouvoir être rattrapé.

10. Un nouveau règne.
Au matin, le cercle des anciens partit à la recherche de Skiìrt. Fisśĩk voulait tenter de le convaincre d’accepter le rôle royal. Mais le candidat avait disparu. Son nid sentait le sang mais aucun corps, aucune trace. On chercha des traces, on interrogea des voisins. Rien ! Certains dirent qu’il avait fui ses responsabilités, le traitèrent de lâche. D’autres ne pouvaient croire qu’un rat aussi intrépide était capable de disparaître sans explication et évoquait un accident. L’odeur de sang avait disparue de l’atmosphère mais restait dans le souvenir de Fisśĩk. L’inquiétude sur le sort de son favori se mit à le dévorer.

A la tombée du soleil, Skiìrt n’avait toujours pas reparu et il fallu prendre une décision. Le cercle s’était de nouveau réuni près du gouffre et l’appel aux candidatures fut relancé.

Àrĭiķ se représenta à nouveau et insinua que son concurrent avait fui. Nul autre ne broncha, les partisans d’Àrĭiķ ayant fait courir le bruit que toute velléité de candidature aurait des répercutions sur les proches. Après maintes tergiversations, Àrĭiķ fut nommé roi du clan de Poudlard. Quelques rats dans la foule poussèrent des sifflements de joie mais c’était tous des proches du nouveau monarque. Ces vivats n’eurent quasiment aucun écho. La plupart des présents s’éclipsèrent discrètement.

Ainsi débuta pour Poudlard un nouveau règne dans l’ombre de ses sous-sols. Les plus faibles virent rapidement le changement. Ils furent soudain chargés de corvées supplémentaires qui se firent de plus en plus nombreuses. Certains travaillaient tellement qu’ils en arrivaient au point de ne plus avoir le temps de se restaurer ou de se reposer. Les premiers à protester contre ces corvées servirent d’exemple. Le soir venu, une douzaine de rats venaient se saisir des contestataires et les battaient puis les laissaient sans connaissance, sanguinolents et, dans certains cas, morts. Tout cela au vu et au su de tout le monde pour bien montrer le sort de ceux qui ne se plieraient pas aux ordres.

Par la suite, des disparitions inexpliquées inquiétèrent la population. On retrouva quelques corps atrocement abîmés, comme si plusieurs chats avaient joué avec pendant des heures. Parmi ces cadavres, on ne trouvait curieusement aucune femelle. Et pourtant elles étaient plus nombreuses à disparaître que les mâles !

Braak, une sombre brute était devenue le lieutenant d’Àrĭiķ. Il avait pris en main l’organisation des expéditions punitives. Sa cruauté naturelle s’exprimait sans retenue jusqu’au sadisme. Son seul nom était devenu une menace terrifiante. En deux semaines le clan des rats, jadis heureux et prospère, était devenu un cauchemar. On ne voyait plus de jeunes traîner seuls dans les galeries. Les jeunes femelles se cachaient.

Les réquisitions de nourritures avaient considérablement augmenté le stock des provisions mais seul le roi et ses sbires avaient maintenant le droit d’y accéder. Les pauvres rats affamés qui ramenaient la nourriture dans le garde-manger regardaient ces trésors avec envie. Seulement aucune bouchée ne leur était accordée. Les vols étaient punis avec une violence extrême et les pauvres affamés qui subissaient le châtiment se retrouvaient généralement dans un état ne leur permettant plus d’aller chercher de quoi survivre. Quelques rats solidaires tentèrent de donner quelques miettes à ces malheureux au détriment de leur propre progéniture puis la disette galopante interdit bientôt ce type d’acte généreux.

Une odeur de peur et de souffrance flottait en permanence dans les sous-sols.