La soirée de toutes les questions [PV]

*Hurk... Mais c'est quoi cette espèce de grosse tache poisseuse au bout de ma chaussure ?* songeait Susan, qui observait, depuis une bonne trentaine de secondes à présent, la marque de saleté d'un brun jaunâtre suspect qui souillait son soulier.

Etait-ce un reste fondu de Chaudron Fondant dans lequel elle aurait marché par mégarde, ce qui, soit-dit en passant, serait la preuve définitive que les couloirs de l'école n'étaient plus aussi propres qu'à son époque et donc que tout se perdait, ma bonne dame ? A moins qu'il ne s'agisse d'un reste de potion Babel malencontreusement atterri sur sa chaussure pendant qu'elle aidait (presque volontairement : "Oh, Bones, mon petit, je vous ai vendue prêtée à Horace pour la journée !") le professeur Slughorn à faire l'inventaire de la réserve ? Ou alors était-ce Madame Pince qui, dans un accès de folie doublé d'une pathétique tentative d'intimidation, lui avait lancé un avertissement en badigeonnant sa ballerine de l'affreuse matière visqueuse et malodorante dont elle se servait pour réparer les grimoires ? Bien entendu, ce pouvait également être une des nombreuses bestioles presque pas dangereuses pour lesquelles Hagrid nourrissait une passion suicidaire qui lui avait bavouillé sur le pied. Après tout, Susan n'aurait pas été étonnée outre mesure de découvrir que la salive de certains spécimens était corrosive.

Bien décidée à en avoir le coeur net (et, le cas échéant, à aller demander réparation à Madame Pince), Susan approcha précautionneusement le bout de sa chaussure de son nez. Parfaitement, de son nez. Une apprentie enseignante n'a peur de rien et l'odorat de la jeune femme, autrefois délicat, s'était considérablement endurci au cours des deux années passées. D'une part parce que les chaussettes de Flitwick ne fleuraient pas toujours bon le jasmin, d'autre part parce que, quelques mois auparavant, les nouveaux modèles de boules puantes commercialisés par Weasley avaient fait fureur parmi les élèves, obligeant les habitants du château à se promener en permanence avec une écharpe sur le nez pour ne pas mourir axphyxiés. Inutile de préciser que Rusard s'était empressé d'ajouter lesdites boules puantes à la (longue) liste des artefacts magiques interdits au sein de l'école. Malheureusement, les interdits de Rusard n'avaient jamais été très suivis.

*Marrant, on dirait du... Whisky Pur Feu ?!* réalisa-t-elle, en redressant la tête d'un air perplexe...

... De courte durée. Mais c'était bien sûr ! Le Whisky Pur Feu ! Sydney lui en avait renversé tout un verre sur le pied lors de la soirée de débauche départ en vacances qu'elles avaient organisée une semaine plus tôt, à Pré-au-Lard. Sur le coup, Susan était bien trop éméchée absorbée par sa conversation avec Hagrid qui, bien qu'absolument pas assistant, était toujours partant pour aller boire un verre ou deux, ou trois, ou quatre, ou quinze..., pour prêter attention aux débordements d'ivrogne de Sydney mais, à présent, la scène lui revenait avec une étonnante netteté. Il lui semblait même entendre encore le petit "Ouuuups, désoléééée, huhuhuhu !" que Sydney avait laissé échapper dans un hoquet. Hum... Madame Pince l'échappait belle... Pour cette fois !

- Tergeo, marmonna la rouquine en pointant machinalement sa baguette sur son soulier.

La tache fut instantanément absorbée youhou, maîtrise des sortilèges de premier cycle ! et Susan s'empressa d'enfiler sa chaussure depuis on l'appelle Cendrillon avant d'esquisser une grimace horrifiée. Si elle en croyait sa montre, elle allait être en retard. Or, il lui paraissait peu diplomatique de se présenter à Quentin avec pour seule excuse un vague "Désolée, j'avais une enquête malodorante en cours...".
Dans un sprint de la dernière chance, Susan dévala quatre à quatre les marches qui menaient au Grand Hall, désert en ce début de vacances (elle-même ne tarderait pas à quitter le Château pour retourner passer l'été à Londres) et traversa le parc à tout vitesse.

*Pff... Pff... Saloperie... D'interdit... Pff... Pff... De transplaner... Dans... Poudlard !* pesta-t-elle en son for intérieur tandis que ses joues prenaient une teinte rose des plus intéressantes et qu'un point de côté lui déchirait le flanc droit. C'était décidé, dès le lendemain, elle arrêtait l'alcool et suivait Flitwick dans son jogging matinal.

Elle dépassa le haut portail surmonté des deux sangliers ailés et, à peine fut-elle sortie de l'enceinte de Poudlard, qu'elle transplana dans un petit "pop" sonore.
Transplaner sans avoir eu le temps de reprendre son souffle n'était toutefois pas une excellente idée. Le transplanage, en effet, n'avait rien d'une petite promenade de santé, et se retrouver compressée de toute part alors qu'on suffoquait déjà donna à Susan le sentiment que ses poumons allaient lui ressortir par les narines, ce qui n'aurait pas été particulièrement glamour pour commencer la soirée. Fort heureusement, la rouquine arriva devant la porte de Quentin juste avant qu'un tragique accident impliquant un coming-out de ses organes internes ne se produise. Bien entendu, elle avait le chignon passablement malmené, les joues rouges, l'air vaguement cinglé et l'adjectif "radieuse" n'aurait certainement pas été le premier à venir à l'esprit de quiconque n'était pas amoureux d'elle, mais dans l'ensemble, elle ne s'en tirait pas si mal que cela. Déjà, elle avait des chaussures propres ! On négligeait trop souvent l'importance des chaussures propres en ce bas monde.

Après avoir repris son souffle aussi discrètement que possible ("Haaaaan... Pfffffffffffffffffffff.... Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii.... Pffffffffffffffffffff... Ventoline, ventoliiiiine !"), Susan tocqua à la porte que Quentin ne fut pas long à ouvrir "T'as trois minutes de retard, t'étais où ?".
Elle adressa un large sourire ultra-bright à son petit-ami dans l'espoir que celui-ci le détournerait de ses joues rouges Susan grosse fourbe et s'approcha sans hésiter pour l'embrasser avec bonheur.

- Bonsoir Monsieur, claironna-t-elle d'une voix enjouée, visiblement enchantée de retrouver Quentin, je t'ai apporté des macar... Aaaarg, non ! Quelle buse ! J'ai oublié les macarons à Poudlard ! réalisa-t-elle subitement en portant sans même s'en apercevoir une main à sa bouche, telle une enfant qui viendrait de faire une grosse bêtise.

Susan n'était pas douée pour flairer l'anormalité d'une situation. Par contre, elle était particulièrement douée pour créer des situations anormales directement sorties de son esprit un brin paranoïaque. Quentin en avait déjà fait les frais à plusieurs reprises, au cours de leur scolarité. En réalité, la Poufsouffle avait longtemps pensé que son prétendant ne sortait avec elle que pour mieux l'humilier en la laissant tomber comme une vieille chaussette, devant toute l'école, de préférence. Les Serpentard faisaient souvent ce genre d'effet aux jeunes esprits impressionnables et conditionnés par des années de réunions de famille tournant autour du thème "Poufsouffle, seule maison valable". Ceci étant, Susan avait également eu la certitude tenace qu'elle mourrait à dix-huit ans, un soir de Noël, seule et abandonnée de tous (sauf de sa fidèle bouteille de Whisky Pur Feu), sous un pont de Londres. Elle en avait désormais vingt et était, de toute évidence, toujours en vie. On pouvait donc en déduire sans prendre trop de risque que la rouquine avait un goût plus que prononcé pour la dramatisation.

Ce soir-là, toutefois, le sens du tragique de Susan semblait avoir pris des vacances, car lorsqu'elle entra dans l'appartement de Quentin, ce fut sans appréhension ou pressentiment de sa mort prochaine. Bien entendu, il n'était pas totalement exclu que sa petite course à travers Poudlard ait eu raison, pour un temps, de ses talents de scénariste à la mords-moi l'noeud, et que ceux-ci feraient leur grand come-back à un moment ou à un autre de la soirée, de préférence le plus gênant possible ("Tiens, Susan, tu veux un peu de champagne ?" "Hiiii ! Du champagne ? Du champagne ? Pourquoi tu me proposes du champagne ? Tu veux essayer de m'amadouer ? Tu me trompes, c'est ça ? Ou alors tu veux me saoûler pour me voler mon portefeuille ?"), mais pour l'heure, la jeune femme était parfaitement sereine. Sa gaffe avec les macarons avait été oubliée sur un baiser ce qui signifiait qu'elle pourrait les offrir à Flitwick et ainsi obtenir, peut-être, une nouvelle paillasse pour dormir, bon plan, le coup de l'oubli de pâtisserie ! et elle était même parvenue à rappeler quelques mèches de cheveux à l'ordre en traversant l'entrée, ce qui lui donnait déjà moins l'air d'avoir ciré tous les parquets de l'école avant d'arriver chez Quentin.

- Non, non, l'entrée, ce sera parfait pour un apéritif, répondit-elle avec un sourire en coin Susan grand prix d'humour un peu... avant de passer une main un peu rêveuse dans les cheveux de Quentin. Opération qui nécessitait au préalable qu'elle monte sur un escabeau.

Elle sourit de nouveau et suivit le jeune homme au salon après avoir traversé six kilomètres de couloir, trois antichambres et un boudoir. Entre parenthèses, Quentin, pourquoi tu as besoin d'un boudoir ? où elle prit place sur le tapis dans un fauteuil... Non sans avoir remarqué, au passage (Oeil-de-Lynx, qu'on l'appelle : "Monsieur Lethé ? Je peux savoir ce que vous cachez sous la table ?"), la bouteille de champagne. Elle haussa un sourcil, à la fois intriguée et surprise, mais détourna bien vite la tête. Après tout, Quentin était typiquement le genre de personne à mettre les petits plats dans les grands à la moindre occasion. C'était une des qualités merveilleuses et en même temps un tantinet agaçantes de Quentin : il aimait, aux yeux de Susan du moins, faire plaisir aux gens, et déployait toujours de gros efforts pour y parvenir. Bien entendu, c'était très flatteur mais également un peu paniquant. Merci Merlin, le sens du drame de Susan ne s'était pas encore éveillé, aussi aucune explication tordue ne lui vint à l'esprit pour justifier la présence de cette bouteille. Malgré tout, la Poufsouffle (un jour, toujours) ne put s'empêcher de faire remarquer d'un ton faussement léger :

- On dirait que tu as fait les choses en grand, ce soir, non ?

Elle avait beau être la Cool-Attitude incarnée mouahaha, son petit-doigt commençait à la titiller...

Susan avait haussé un sourcil, de plus en plus perplexe quant à la tournure que prenait ce début de soirée. Elle n'avait peut-être jamais brillé en divination ("Hum... Hé bien professeur... D'après cette tasse de thé... Je dirais que euuuh... Euh... C'était un thé au jasmin avec une pointe de fleur bleue de Chine, peut-être et... Non ? Ce n'était pas ça ?"), mais même la myopie prononcée de son troisième oeil n'était pas suffisante pour l'empêcher de sentir que décidément, quelque chose ne tournait pas rond. D'abord, c'était elle, ou bien Quentin paraissait vraiment tendu ? Toute sérénité oubliée, Susan se redressa dans son fauteuil pour mieux gratifier Quentin d'un coup d'oeil perçant : pas de doute, il avait l'air... Nerveux. Un peu comme s'il avait une nouvelle particulièrement désagréable à lui annoncer et qu'il espérait mieux la faire passer en ayant recours à du champagne.

*Oh Merlin... Qu'est-ce que j'ai fait ? Quelqu'un est mort ? Est-ce qu'il sait pour toutes les soirées de débauche à Pré-au-Lard ?* ne put-elle s'empêcher de songer tandis que l'anxiété la gagnait progressivement.

Elle ne répondit pas à la remarque de Quentin mais entreprit de tortiller machinalement une mèche de cheveux sans cesser de le fixer. Maintenant qu'elle y pensait, elle trouvait la solennité de l'atmosphère inquiétante. Elle n'y avait pas prêté attention, en arrivant, mais plus les minutes s'écoulaient et plus il lui semblait évident que Quentin avait quelque chose derrière la tête, quelque chose qu'il n'osait pas énoncer clairement et simplement, probablement parce qu'il craignait sa réaction. Peut-être qu'il avait été viré du ministère ? Ou bien il acceptait un poste en Patagonie Orientale pour les dix années à venir ? Ou bien encore il avait eu une aventure avec sa secrétaire (une blonde pulpeuse répondant au doux nom de Claudia) qui était désormais enceinte ? Ou alors Sydney lui avait rapporté toutes les saloperies qu'elle avait pu balancer sur son compte au cours de l'année ? A moins, bien entendu, qu'il ne la quitte sans autre forme de procès pour épouser une riche héritière. A cette idée, les yeux de la rouquine s'écarquillèrent.

*Han ! Mais bien sûr ! C'est sûrement ça ! Il me quitte, mais il a trop peur de me le dire, parce qu'il pense que je vais faire un scandale... Ou que je vais me balancer par la fenêtre... Pas que ça le dérangerait, note, parce que s'il me quitte, il doit bien s'en moquer, que je me suicide de désespoir, mais enfin, remplacer une fenêtre, ce n'est jamais très amusant... Sans parler des retombées pour sa réputation... Mais... Mais... C'est stupide ! Pourquoi est-ce que je me jetterais par la fenêtre ? Han ! Il croit vraiment que je n'ai aucune dignité !* se dit-elle en adressant un coup d'oeil féroce à Quentin. A présent que son sens du drame était éveillé, elle ne semblait plus connaître de limite.

La Poufsouffle inspira un grand coup. Quentin avait été son premier petit ami qu'il croit aussi n'avait-elle aucune expérience en matière de rupture, mais elle savait, pour avoir consolé Lavande plus d'une fois, que ce n'était en général pas un moment très agréable. De toute évidence, Quentin semblait être sur la même longueur d'onde.
Susan laissa échapper un léger soupir et ferma les yeux l'espace d'une seconde. Bien. Si Quentin avait rencontré quelqu'un d'autre mais craignait sa réaction, il fallait qu'elle prenne les devants. Il lui était insupportable de voir Quentin se torturer de la sorte. Certes, il lui était également insupportable de savoir qu'il voulait rompre, mais pour l'heure, cette douleur-là n'était pas encore vraiment présente, sans doute parce qu'elle restait trop abstraite. En réalité, une partie de Susan était désormais convaincue que Quentin allait la plaquer dans les minutes à venir, mais une autre petite voix, tout aussi tenace, lui assurait que c'était tout bonnement impossible. D'ailleurs, ne l'avait-il pas embrassée sur le pas de la porte ?

*Non*, corrigea-t-elle aussitôt, avec un sentiment d'horreur grandissant, *C'est moi qui l'ai embrassé... Et d'ailleurs, qu'est-ce qui me dit que les baisers pré-rupture ne sont pas monnaie courante ? Ce n'est pas exactement comme si j'y connaissais quelque chose, moi, aux ruptures !*

Argle ! Pourquoi n'avait-elle pas demandé à Lavande de lui parler plus en détail des ruptures ? Certes, ce n'était pas un sujet de conversation très conventionnel, mais il aurait été bien utile d'avoir quelques informations sur le déroulement d'un tel processus avant de le vivre pour de bon ! Elle avait l'air maligne, maintenant, à ne savoir que dire ou que faire !
La gorge sèche, Susan leva des yeux de chouette effrayée sur Quentin. Il fallait qu'elle dise quelque chose, n'importe quoi, elle ne supporterait pas ce silence plus longtemps ! En fait, elle se sentait sur le point de fondre en larmes, ce qui n'était certainement pas l'idée qu'elle se faisait d'une séparation pleine de dignité ! Elle s'apprêtait donc à expliquer d'une petite voix étranglée que c'était bon, qu'elle comprenait, que Quentin méritait mieux qu'elle et que tant qu'il était heureux, alors elle était heureuse aussi, ou tout autre absurdité qu'on était censé sortir dans de tels moments, lorsque fut coupée dans son élan par l'intervention du jeune homme lui-même.

Son coeur fit un bond dans sa poitrine lorsqu'il l'obligea à quitter son fauteuil *Han, il ne veut même pas que je reste une minute de plus assisse chez lui !*, et elle se sentit pâlir sensiblement. En réalité, il était heureux que Quentin lui tînt la main, sans quoi ses jambes se seraient probablement dérobées sous elle. Pleurnicheuse et à genoux... Bon sang, elle allait faire une sacrée larguée !

- Euh... commença-elle d'un ton incertain, plus parce qu'elle éprouvait le besoin irréprésible d'entendre sa propre voix que parce qu'elle avait quelque chose à dire.

Mais avant qu'elle n'ait eu le temps d'aller plus loin (es decir, avant qu'elle n'ait eu le temps de lâcher un ou deux "euh" de plus), Quentin s'était mis à genoux aha, elle n'était pas la seule à avoir des jambes faiblardes ! et avait sorti la bague. Susan en sursauta de stupeur et lâcha la main du jeune homme en un mouvement de recul évident.
La mine proprement stupéfaite, la rouquine ouvrit la bouche plusieurs fois de suite, visiblement incapable de trouver quoi que ce fût d'approprié à dire. Elle avait le désagréable sentiment que son corps se trouvait en un point précis de l'espace-temps, celui où Quentin la demandait en mariage, mais que son cerveau, lui, était resté en arrière, au moment où elle était persuadée qu'il allait la quitter pour partir en Patagonie Orientale avec une riche héritière qu'il aurait mise enceinte. Ou quelque chose dans ce goût-là. Or, il était très difficile de concilier deux situations aussi radicalement opposées. Aussi, la seule chose qu'elle parvint à articuler dans un premier temps fut :

- Mais... Mais... Pardon ?!

Le son de sa propre voix parut l'aider à recouvrer ses esprits. En fait, une foule de mots se bousculait à présent dans sa tête, ne demandant qu'à être exprimée, et la jeune femme, cédant sous son poids, reprit d'une voix stupéfaite et en un rythme plutôt saccadé :

- Mais... Enfin... Quentin... Je veux dire... C'est flatteur... Mais... Tu vois bien que... Enfin... On ne peut pas se marier ! Pas que l'idée me déplaise... Je veux dire... Je t'aime, tu sais que je t'aime...

Elle esquissa une grimace, tant cette affirmation lui faisait l'effet d'une piètre justification, mais n'en poursuivit pas moins bravement :

- C'est juste que... Tu dois bien te rendre compte que nous sommes très jeunes... Et puis... Réfléchis-y ! On n'a jamais vécu ensemble ! Ce serait de la folie... Et je suis à Poudlard toute l'année ! D'ailleurs, je n'ai même pas un poste stable... Tu veux que tes enfants aient une mère qui repasse des chaussettes ?

De nouveau, la rouquine grimaça : le caractère égocentrique de ses dernières paroles lui semblait particulièrement déplacé en un tel moment. Dans l'espoir de se rattraper, elle s'approcha de nouveau de Quentin et s'agenouilla en face de lui c'est la danse des canards :

- Quentin, reprit-elle plus doucement, Je ne dis pas non définitivement mais... Pas maintenant... Ce ne serait pas... raisonnable...

Oh mon Dieu. Raisonnable ? Franchement, elle n'avait rien trouvé de mieux ? Comme si la raison avait quoi que ce soit à voir là-dedans !

- Désolée, murmura-t-elle finalement, en se mordant la lèvre avec désespoir.

C'était probablement la situation la plus gênante que Susan eût jamais connue et, lorsqu'elle se releva à son tour elle est chouette, ta moquette, Quentin, ce fut avec le sentiment d'être un bourreau sans scrupule. Si seulement Quentin avait laissé entendre ses intentions avant l'instant fatidique, elle aurait certainement pu adoucir un peu son refus, ou ne pas venir du tout en trouvant les formules appropriées, mais il l'avait prise par surprise et Susan n'avait jamais été très bonne en matière d'improvisation.
Consciente d'avoir blessé Quentin ah ces Serpentard, ils ont vraiment l'orgueil mal placé !, la Poufsouffle coula un oeil apeuré dans sa direction, presque comme si elle craignait qu'il ne la gifle. Sans même s'en apercevoir, elle s'était mise à sautiller d'un pied sur l'autre, exactement comme lorsque, élève, elle redoutait une interrogation surprise ou une engueulade professorale. C'était dire si elle se sentait mal à l'aise ! Car elle avait vaincu ses vieux démons "Oh mon Dieu, je vais mourir, vite, vite, il faut que je trouve un moyen de détourner l'attention générale !" depuis bientôt trois ans. Hélas ! Ce soir-là, elle régressait furieusement, à tel point, d'ailleurs, qu'elle était à deux doigts de s'exclamer : "Ouhlàlà, mais tu as vu la taille de ce crocodile volant ?" pour mieux se carapater pendant que Quentin regarderait ailleurs.

Se carapater. Pour l'heure, c'était tout ce à quoi elle aspirait, et cette volonté de fuir au plus vite n'était pas pour lui remonter le moral. Comment ? Alors même que Quentin était visiblement offensé ah ces Serpentard, de sacrées chochottes !, elle avait le suprême égoïsme de chercher à partir en courant pour mettre un maximum de distance entre le jeune homme et elle-même ? Enfin, c'était ridicule ! Que croyait-elle ? Qu'aller se réfugier à Poudlard aurait le don de tout arranger, peut-être même d'effacer ce désastreux début de soirée, et que la prochaine fois qu'elle verrait Quentin, ce serait comme si rien de tout cela ne s'était produit ?
La rouquine serra les dents et maudit intérieurement les crétins, que nous ne nommerons pas, qui avaient réduit en miettes toute la réserve de Retourneurs du Temps du Ministère : elle aurait donné n'importe quoi pour en avoir un en cet instant précis. Ou peut-être pas, à bien y réfléchir. Qu'en aurait-elle fait ? Elle l'aurait utilisé pour annuler la soirée ? Mais à quoi bon ? Si Quentin l'avait demandée en mariage ce soir, c'était qu'il y pensait sérieusement, et probablement depuis un moment. Décommander n'aurait fait que repousser la demande jusqu'à leur prochain rendez-vous. Non ! Tout cela n'était pas le résultat d'un coup de tête sans conséquence, mais bel et bien le fruit d'une réflexion menée avec soin : il suffisait de voir la manière dont Quentin avait organisé la soirée pour s'en convaincre. Et malheureusement pour eux, il y aurait des conséquences. Susan ignorait encore simplement de quelle manière son refus allait orienter leur relation à l'avenir (à supposer qu'elle ait encore un avenir !).

Elle risqua un nouveau coup d'oeil en direction de Quentin et fronça immédiatement les sourcils d'un air anxieux. Oh mon Dieu, est-ce qu'elle se faisait des idées, ou bien est-ce que le jeune homme refusait délibérément de la regarder ? Bien que la situation n'eût rien de comique, Susan ne put s'empêcher d'esquisser un sourire : halàlà, dites-donc, ça allait être pratique, de communiquer, dans le futur, s'ils n'osaient pas se regarder ! Ils auraient intérêt à prendre des précautions, la prochaine qu'ils prendraient un thé ensemble : "Attends je te se... Ouuuuups, mince, je t'ai brûlée ? Bien fait !" A cette idée, Susan éprouva une irrépressible envie de rire et fut obligée de se mordre l'intérieur des joues pour y résister. Finalement, il était heureux que Quentin ne la regarde pas !

*Oh bon sang, reprends-toi, Susan, reprends-toi, ce n'est pas drôle du tout ! C'est même... Horrible !* se morigéna-t-elle avec un sentiment de culpabilité cuisant.

Il fallait absolument qu'elle retrouve le contrôle de ses nerfs et surtout, qu'elle rouvre le dialogue rompu avec Quentin histoire de bien enfoncer le couteau dans la plaie. Mais avant qu'elle n'ait trouvé le courage de faire un pas en ce sens, le Serpentard disparut dans la cuisine. Ah ces Serpentard, quels lâches !
La rouquine en resta comme deux ronds de flancs. Hé mais... Non ! Comment est-ce qu'ils allaient régler quoi que ce soit, si Quentin s'enfermait dans la cuisine ? Ils allaient devoir se parler à travers le trou de la serrure ou quoi ? Franchement... Tout cela devenait parfaitement ridicule !

*Ah ben oui, tiens...* songea la jeune femme qui, pour des raisons plus ou moins légitimes, plus ou moins connues, même, commençait à sentir la moutarde lui monter au nez *ça risque d'être gai, de croquer des radis dans cette ambiance... On tombe en plein mélodrame, là...*

Susan fronça le nez et tapa du pied olé d'un air à la fois contrarié et impatient. Bon, d'accord, elle venait de refuser la proposition en mariage de Quentin et elle admettait bien volontiers que le pauvre chaton devait avoir un peu de mal à digérer la nouvelle, mais après ? Etait-ce une raison pour courir se réfugier dans la cuisine, dans un lamentable remake de héros chevaleresque blessé dans sa dignité ? Etait-ce une raison pour la planter au beau milieu du salon comme si elle était une pestiférée ? Après tout, elle venait tout juste de connaître un choc aussi violent que le sien et ils devaient partager cette expérience, peut-être fonder un club des choqués anonymes elle refusait de tenir le rôle de la garce de l'histoire. Il était nécessaire d'expulser toute rancune dès à présent, pour éviter que la situation ne s'envenime par la suite... Seulement allez discuter, vous, avec une porte de cuisine ! Han ! Et ça se prétendait responsable ? Elle était belle, la relève ministérielle, dites donc !

Les joues plus roses que de coutume, Susan se tourna vers ladite porte qu'elle gratifia d'un coup d'oeil féroce. Non mais vraiment ! A son tour, la rouquine se dirigea d'un pas déterminé (et, malheureusement pour Quentin, passablement furibard), vers la cuisine.

- Quentin Montgomery, s'écria-t-elle d'un ton autoritaire, fermement plantée devant la porte, tu sors d'ici tout de suite !

Ou sinon elle défonçait la porte. Comment cela, elle n'était pas fermée à clé ? Et alors ? Ils étaient dans le mélodrame, non ?

* Ouh la vache ! * jura mentalement la jeune femme, lorsque Quentin sortit de la cuisine en faisant mine de ne pas l'avoir entendue la maternelle, c'est au bout de la rue à droite * Mais il est super vexé en fait ! Rhâ ! J'aurais mieux fait de me casser une jambe en traversant le parc, à ce rythme là... * poursuivit-elle en adressant un coup d'oeil anxieux à Quentin-Le-Pas-Fiancé.

Ou du moins, à son dos. Car, tandis que le jeune homme s'était dirigé vers la table pour y déposer les assiettes, Susan, elle, était restée devant la porte, de plus en plus indécise quant à ce qu'il convenait de faire. Le silence de Quentin ne l'aidait pas à vaincre ses craintes : elle avait la certitude que le Serpentard préférait ne pas évoquer le malheureux événement qui venait de les opposer sur un sujet, somme toute, capital, mais, dans le même temps, elle se sentait incapable de soutenir sereinement tout un dîner - a fortiori de fête - alors que d'effroyables non-dits tournoieraient au-dessus de leurs têtes. En réalité, en cette minute précise, l'idée même de manger quoi que ce fût la révulsait, tant elle avait l'estomac noué et la gorge sèche.

* Oh Merlin, je sens que je vais regretter d'avoir ni non. Au moins, si j'avais accepté, les choses auraient été... plus simples. * songea-t-elle en tortillant nerveusement une mèche de cheveux roux.

Plus simples, certes, mais certainement pas plus sincères. Un "oui" lâché à contrecoeur, presque comme par obligation, aurait probablement été source de joie sur le moment, mais, et de ceci Susan n'en doutait pas, il se serait révélé, à la longue, autrement plus destructeur qu'un "non" franc. De toute façon, il était désormais bien trop tard pour revenir en arrière. S'exclamer d'un ton faussement enjoué : "Hé ! Quentin ! En fait c'était juste une blague ! Bien entendu que je veux t'épouser !" aurait été d'un ridicule consommé et n'aurait certainement pas sonné assez juste pour que Quentin pût croire un seul instant en la véracité de tels propos.

Non ! Il n'était plus temps d'éprouver de vains remords ou de chercher à se racheter ! Tout ce qu'elle pouvait faire pour échapper à une rupture qu'elle sentait imminente, et que, pourtant, elle ne voulait pas, c'était exposer clairement les raisons de son refus à Quentin. S'il les entendait, ils pourraient continuer à cheminer ensemble c'est beau on dirait du Walt Disney, dans le cas contraire... Hé bien dans le cas contraire, il leur faudrait tout simplement admettre qu'ils seraient peut-être mieux l'un sans l'autre, après tout.

A cette perspective, le coeur de Susan parut s'affoler et elle déglutit avec difficulté. Elle aimait tant Quentin que l'idée de devoir vivre sans lui lui paraissait inconcevable, presque absurde. Il lui semblait tout bonnement impossible qu'il puisse un jour, bientôt peut-être, être séparés à jamais c'est beau, on dirait du Coeur Grenadine. Bien entendu, la partie raisonnable de son esprit lui soufflait que, si rupture il y avait, c'est que celle-ci était nécessaire et que, certes, elle en souffrirait énormément, mais que, comme toute chose, sa douleur finirait par se faner, peut-être même plus vite qu'elle n'était encline à le croire, et qu'un beau jour, elle se réveillerait et réaliserait qu'elle était bien sotte d'avoir cru mourir sans Quentin. Elle lui rappelait les larmes de désespoir que Lavande avait versées bien des fois et les éclats de rire qui les avaient suivies. Elle lui répétait que rares étaient les sentiments, aussi profonds fussent-ils, destinés à rester toujours aussi vifs. En vain.

D'un pas raide, presque mécanique, Susan finit par s'approcher, avec une réticence évidente, de la table que Quentin avait si soigneusement dressée. Elle s'assit le dos bien droit, en une posture qui n'avait rien de naturel, et suivit d'un oeil scrutateur les faits et gestes de Quentin, comme si elle cherchait à deviner quel tragique événement allait bien pouvoir lui tomber sur le coin du nez, maintenant.
Si elle avait espéré que Quentin briserait la glace une fois qu'ils seraient tous deux attablés, elle déchanta vite : le jeune homme n'avait visiblement pas l'intention de parler le premier. Un bref instant, Susan se sentit traversée par un étrange mélange de colère et d'impatience. Enfin, c'était parfaitement ridicule ! Cherchait-il à la punir par son silence buté ? Ne connaissait-il pas suffisamment sa réserve pour deviner les affres de douleur et de désespoir c'est beau on dirait du Jane Austen à travers lesquelles elle passait en cette minute même ? Ces émotions, toutefois, furent bien vite balayées pour laisser la place à un complet désarroi.

* Oh Merlin ! Qu'est-ce que je fais ? Qu'est-ce que je fais ? Je ne peux tout de même pas le complimenter sur le plat ! Ce serait creux et franchement gênant, non ? Surtout que ce n'est pas très ragoûtant, en plus. De toute façon, avec ma chance, à tous les coups il prendrait ça pour une marque de pitié ! * songea-t-elle en poussant, sans aucun appétit, un morceau de saumon de la pointe de sa fourchette.

* Bon, allez Susan, vas-y ! Au fond, ce n'est qu'un très mauvais moment à passer ! C'est comme se prendre un doloris dans la figure ! Mais en pire... C'est douloureux, mais ça ne dure pas ! Et tu sais de quoi tu parles, hein ! * se morigéna-t-elle en prenant une grande inspiration.

- Tu sais que j'en ai gros ce n'est pas contre toi, n'est-ce pas ? lâcha-t-elle donc, de but en blanc, en gratifiant Quentin d'un regard inquiet, comme si elle craignait qu'il ne couve un mauvais rhume, je veux dire, tu sais que j'aime faire les choses... Dans l'ordre, insista-t-elle, avec le sentiment de totalement patauger.

Elle baissa les yeux en direction de son assiette, grimaça avec application à l'attention de sa verrine avant de reprendre d'un ton vif :

- Mince, Quentin ! Tu aurais dû me laisser un petit indice, je ne sais pas moi... Que je puisse préparer un discours... Tu le sais bien, que je n'ai aucun don pour l'argumentation improvisée... rajouta-t-elle avec un timide sourire contrit.

Elle se tut de nouveau, avala une grande gorgée d'eau fraîche, consciente que ses joues étaient à présent d'un rose soutenu, et continua d'une voix suppliante :

- Juré Quentin, je ferai ce que tu vaudras ! Je cirerai tes chaussures, je t'offrirai du chocolat, je... Je... Je serai sympa avec tes amis de Serpentard ! Tout je te dis ! Mais s'il te plaît, s'il te plaît, ne sois pas en colère contre moi ! acheva-t-elle d’un ton vibrant.