Le printemps renaît qui n'en a pas fini
« Eh ! Mec ! Réveille-toi ! » Qui pouvait être le putain de connard qui venait de lui crier dessus?
« Il est dix heures, frère !
— Y'a pas quelqu'un qui peut lui faire fermer sa gueule? » Il étendit son grand corps.
Douleur du matin, après un trop long rêve. Le plaisir de sentir les draps encore chauds sur les jambes nues, et de se savoir en sécurité dans un lit. Le lit avait toujours été pour Léopold le lieu du refuge, celui qui le renvoyait à l'état même de nourrisson protégé par sa famille. C'était ici qu'il se savait intouchable, inatteignable, toujours protégé par les siens, dans son cocon, en somme. Et s'il y avait bien quelque chose qu'il ne supportait pas, c'est qu'on vienne l'emmerder le matin pour l'en tirer, comme si une foutue nécessité découlant d'une débile loi quémandait que lui, Léopold Lloyd, accepte de sortir de son nid pour aller voir les horreurs du monde.
Il ouvrit les yeux. Vain. Evidemment vain, parce qu'il avait encore mal dormi à cause d'Eileen qui lui avait fait une nouvelle crise et l'avait forcé à penser à un tas de choses inutiles. Il s'était lavé, rapidement. Chaleur d'une douche qui ne lui donnait qu'envie de rejoindre ses draps. Et il s'était écroulé, pour profiter un peu de son week-end, enfin. Simplement profiter de ce qui lui faisait le plus de bien possible: être seul et envoyer chier tout le reste du monde.
Il ferma les yeux. C'était beaucoup plus confortable, quand même de fermer les yeux. A nouveau le noir envahit son regard et il ne chercha plus qu'à entrer profondément dans une nuit qui s'était terminée bien trop tôt à cause d'un abruti du type de ceux qui pensent qu'on légitimement sortir du lit un mec au beau matin sans qu'il l'ait demandé et sans qu'on lui fasse savoir d'une quelconque manière que cela tient surtout de l'impolitesse chronique. Il grogna. Sa voix rauque du matin lui fit mal et l'empêcha de se rendormir tout de suite.
Il se tourna sur le dos. Et on lui enleva sa couverture.
« Mais t'es un putain de malade, Harvey !
— Mec ! Ca va, t'es en forme ! C'est la petite Eileen qui doit en profiter ! » Le jeune Serpentard suivit le regard de cet abruti d'Harvey qui, d'habitude, le faisait rire et vit qu'il fixait son entrejambe qui, comme tous les matins, exprimait une forme particulièrement sportive et tendue. Il ne put s'empêcher de lâcher un petit sourire, comme tout gamin de son âge qui vit les premiers moments de puberté, et sortit un toujours rauque
« Avoue, t'aimes ça, petit ! » avant de saisir l'un de ses oreillers et de le lancer sur le téméraire Harvey.
L'autre Serpentard ne se découragea pas et, oreiller comme arme principale, se jeta dans le lit de son camarade, lançant un cri de bête partie pour la chasse. Le salaud, c'est qu'il pèse lourd. Qu'il est con. L'aîné des Lloyd entoura de ses grandes jambes et de ses bras encore chauds de sommeil son camarade et l'assomma de baisers qu'il voulut aussi sportifs qu'inconfortables.
« Allez, allez, avoue ! Avoue, t'aimes ça ! Trouve-toi une copine, mec, et je te montrerai comment on s'en sert ! ». Coussin sur la face, baisers lancés dans le vide, coup de coude dans les côtes. Harvey pouvait être un abruti, mais bon sang ce qu'il pouvait être drôle.
Léopold se retourna et grimpa sur son camarade qui fit mine de geindre et de supplier de le laisser en vie.
« T'es trop laid pour que je t'abîme encore plus, de toute façon ! Ca te suffit comme ça comme peine à subir tous les jours. » Harvey rit, et fit un signe que tous les deux savaient comme étant l'expression de la défaite assumée. Il lâcha la pression sous Léopold et ses membres prirent la place de ceux de Lloyd dans le lit encore chaud du jeune homme.
Les deux étaient seuls dans le dortoir des sixièmes années de Serpentard.
Bien que Harvey avait la réputation d'être un des types les plus lourds de la promotion, Léopold l'appréciait pour sa franchise. Ce n'était pas encore pleinement un ami, seul Noé pouvait le prétendre, mais jamais Noé n'aurait osé se jeter dans le lit de son meilleur ami. Et cela se comprenait. Jusqu'ici, seul Harvey avait réussi à quelque peu atteindre la carapace corporelle que Léopold avait appris à se forger avec les années. Il était le seul homme admis dans son lit, c'était dire à quel point cet abruti avec une importance pour Lloyd.
C'est qu'en plus, Harvey avait de quoi faire rire. Petit, peu brillant dans les études, ce bougre compensait en se musclant à outrance et en emmerdant les autres de son dortoir. C'était sa réputation, tout le monde le savait depuis la Première année. Ils étaient tous soudés et respectaient entièrement la personnalité de l'ensemble des membres de la fratrie, même celle de Harvey. Et même si Harvey avait l'art et la manière de s'imposer physiquement n'importe où et de balancer des remarques qui pouvaient désarçonner les mieux aguerris.
Léopold se mit à genoux.
Il baissa la tête sur son boxer ; l'entrejambe avait dégonflé. Tant mieux. C'était drôle, mais il était pudique et n'aimait pas trop qu'on rigole là-dessus. Harvey le savait et c'était la première fois qu'il faisait une telle remarque. Jamais il ne la ferait à nouveau devant d'autres garçons du dortoir. Après tout, ils étaient des jeunes hommes dont le corps avait considérablement changé depuis leur arrivée à Poudlard. C'était normal qu'ils cherchent ainsi à banaliser, à s'apprivoiser par le regard d'autres ; d'autres qui pourraient ainsi légitimer la transformation.
Il sauta sur ses jambes et descendit du lit à baldaquin, pendant que Harvey se remettait lui aussi debout. Assez joué, mec.
Le jeune Lloyd traversa la pièce et enclencha le gramophone qu'il avait personnellement apporté de Cardiff. Un bien prêté à la communauté que personne n'utilisait en son absence. Tous s'accordaient autour des musiques qu'écoutait Léopold Lloyd. C'était la règle, chacun la connaissait et tout le monde la respectait.
Ce qui ressemblait à du vieux rock sortit de la machine. Les traits de Léopold se décontractèrent et semblèrent s'apaiser. C'était bon, que d'entendre un peu de musique. Simplement la sensation de se sentir soi-même, chez soi, entouré de cette sécurité tant recherchée par tous. Un moment d'union avec les éléments, où l'on devient se sait au bon endroit. Il ferma un peu les yeux. Sensations, désir, besoin d'être entièrement seul. Il rouvrit les yeux. La musique touchait ce qu'il y avait de plus profond en lui, l'entraînait vers un
jadis qui le rassurait.
Parce qu'une peur l'enchaînait toujours, celle de tout perdre. Perdre sa mère. Perdre le père aussi. Et puis ses deux soeurs, les jumelles. Il était attaché ferme à elle, depuis tout petit, avait accepté cette terrible mission de les protéger corps et âme. Et puis Ash. Il avait peur pour Ash. Que Ash ne s'en sorte pas, qu'il ne rencontre pas les mêmes personnes. Il avait peur de le voir grandir trop vite, de grandir lui aussi trop vite, et de ne pas dire les choses importantes à ceux qu'il aimait.
Besoin de sortir. Et vite.
Et Harvey se manifesta à nouveau.
« Frère, Léopold tourna sa tête et fixa de ses yeux bleus son partenaire de chambre, si la petite Gryffondor aime ce que t'as là-dedans - il désignait l'entrejambe redevenue normale - c'est moins sûr pour l'odeur. Va te laver.
— Si tu la fermais, je pourrais déjà y être. Tu veux venir, petit con? » Harvey répondit par une imitation qui avait l'art de bien faire rire Léopold ; celle d'une jeune fille amourachée d'un bellâtre et sur le point de lui sauter dessus. Lloyd fit un sourire amusé, parce qu'il savait ce qui l'attendait s'il ne partait pas rapidement.
Il disparut dans la salle de bains.
Une heure plus tard, les immenses portes de la tour de l'Horloge s'ouvrirent pour laisser passer le grand des Lloyd qui, il est vrai, aimait jouer de sa grande taille. Beaucoup, avec sa barbe naissante, le prenaient pour un Septième année. Et il fallait avouer que le fait qu'il sorte avec une Gryffondor de cinquième année faisait son petit effet à quelques demoiselles. Eileen sortait avec un grand, un Serpentard arrogant et fier, en plus.
Les pieds enfermés dans des bottines montantes beiges à lacets sentirent le poids du corps dans la neige frémissante. La sensation était agréable, celle soudainement de ce sentir pleinement et entièrement dans le monde. Léopold était seul, et la matinée d'hiver qui s'offrait là forçait la plupart des élèves à se tenir dans les coins chauds de la grande salle, de la bibliothèque et des salles communes. En plus, c'était samedi, et personne n'osait trop sortir par une telle température. Pour le plus grand bonheur de Léopold qui souhaitait par dessus tout se couper du monde. La semaine avait été longue, foutrement longue, et les devoirs qui s'empilaient sur sa table ne lui donnait que l'envie de disparaître dans l'eau ou la forêt interdite. Il ne pouvait pas, évidemment. Mais marcher dans le parc de Poudlard, un samedi matin, sans personne pour le suivre, sans Eileen et ses crises de jalousie - les filles de Septième te regardent, Léo, je le sais, et ça te fait plaisir. Idiote. Sans Eilleen et ses crises, sans le poids de surveiller ses soeurs et son frère après la Magicis Sacra, ces intégristes merdeux.
Il s'avança dans le cour et disparut par l'immense pont de bois. Il quittait le château, quelque temps, et comme toujours. Pour que personne ne le suive et vienne imposer des émotions qu'il aurait à gérer et dont il n'avait absolument rien à faire.
Il avait, depuis aussi longtemps qu'il s'en souvenait, aimé le contact de la nature. C'était un des points positifs de Poudlard, bien que l'Ecosse n'ait pas le charme de Cardiff. Il aimait s'y perdre un peu, disparaître dans le parc, loin des autres. Marcher, lire, simplement penser et débrancher sa tête qui tournait trop et trop vite. Il rêvait même de plonger dans le lac noir, mais la vieille McGonagall l'avait interdit, comme tous les intelligents et compétents directeurs et directrices avant elle lui avait rétorqué sa mère un beau matin d'Avril.
Marcher lui permettait de relâcher une pression qu'il se mettait seul sur le dos. Chaque événement, chaque conversation, chaque fait était pour lui important et il en tirait un certain nombre d'informations émotionnelles qu'il avait ensuite à gérer. C'était une affaire de famille, il en faisait pas exception, et les premières années d'enfant unique lui avaient permis de mieux le gérer tout cela seul avec panache et parfois même arrogance. Restait quand même qu'une promenade matinale, c'était bien, et c'était bon pour toutes les pensées. Eileen, Ash, les petites, les ASPIC, bientôt, la Magicis Sacra. Tout autant d'éléments de sa vie qui comptaient mais qu'il ne maîtrisait nullement. Les arbres dépouillés et plongés dans la neige lui faisaient penser à lui. Dépouillé, et les pieds dans la neige, mais pleinement seul et entouré ce qu'il aime.
Les arbres ont ce pouvoir de vous relier au ciel et de vous faire vous rappeler que même dans les plus grandes craintes il existe toujours la possibilité d'atteindre le ciel et ses étoiles.
Un peu plus tard, et un peu plus loin, le jeune homme protégé par un manteau aviateur en cuir et d'une large écharpe en laine s'approcha d'un groupe de jeunes garçons. Encore trop loin pour distinguer quels étaient les abrutis qui avaient eu la même idée que lui, ou la meilleure d'aller emmerder la neige en ce matin de janvier, il se rapprocha de son pas sûr pour leur demander de partir le plus rapidement possible. Il voulait être seul, et il le serait.
Mais la tête qu'il vit sensiblement perdue fut rapidement reconnue par le Serpentard. Ses sourcils froncèrent et, les mains dans les poches de son manteau, il continua à avancer d'un pas calme. Les autres, de dos, ne le virent pas arriver.
Ash, lui, avait déjà compris.
« A partir de quel moment vous vous êtes sentis autorisés à toucher à mon petit frère? Les deux Gryffondors, des Troisièmes années, se retournèrent. Leurs visages étaient devenus aussi blancs que la neige. Froid, haut de son mètre quatre vingt-cinq, Léopold toisa les deux minuscules et insignifiantes taches qui se tenaient devant lui. Ne m'obligez surtout pas à répéter ma question.
— I'nous a envoyés chier quand on lui a dit que c'était débile de sortir par ce temps-là !
— Evidemment qu'il vous a envoyés chier. Et il a été bien sympa de le faire et de prendre le temps de vous faire sentir à quel point vous étiez insignifiants. Maintenant, vous partez. Et vous ne lui adressez plus jamais la parole. Parce que ce qui devra arriver arrivera, et que je ferai en sorte que ça arrive. C'est clair?
— Ouais. » Les deux partirent.
Léopold ne les lâcha pas de son regard bleu, froid et arrogant et les vit remonter vers le pont de bois et la tour de l'Horloge.
Il se retourna vers son petit frère, et lâcha un glacial
« Je te l'ai déjà dit, Ash. Quand t'es dos au mur, casse ce putain de truc et choisis une des cent quarante-six solutions qui se présentent à toi pour que tu t'en sortes. » Ses mots étaient presque méprisants, toujours durs. Il attendit un temps, ses yeux bleus dans ceux du petit Poufsouffle. Il l'aimait, quand même.
« Ca va, ils ne t'ont rien fait? »2329 mots