Le retour de Skiìrt [chapitre 2 - La vie sauvage ]

Le silence le tira de son sommeil. La nuit n’est pas aussi silencieuse que les humains le pensent car ils dorment dans leurs maisons et pensent que la vie s’arrête alors.
Mais l’obscurité est le moment de vie privilégié pour toutes sortes d’animaux et en particulier pour les rongeurs. Les ténèbres sont donc normalement tissés avec toutes sortes de cris, sifflements, craquements et autres preuves que la vie nocturne se dépêche de se dérouler avant la venue du jour. La luminosité de l’aube ne perçait pas encore, bien qu’on pouvait deviner à la couleur de l’horizon qu’elle ne tarderait pas, et le silence était absolu.

Skiìrt tendait l’oreille au maximum. Le seul son qu’il percevait était celui d’un vent léger dans les branches mais même ce son semblait étouffé.
Curieux comme à son ordinaire, le rat commença à se dégager de sa cachette quand son museau entra en contact avec une matière blanche et froide.
On aurait dit de la farine qui se serait cristallisée. C’était sans doute La Neige. Sa mère lui en avait parlé mais il était trop jeune pour en avoir déjà vu.
Oui , bien qu’aucun ancien ne soit là pour le lui confirmer, il sentait qu’il avait raison. C’était sûrement de la neige et cela ne représentait pas de danger.

Rassuré, Skiìrt sorti de sa cachette et chu au sol. Il s’enfonça dans le tapis blanc presque entièrement, seule sa tête émergeait lorsqu’il la redressait, son corps étant enseveli dans la poudre blanche. « Parfait » pensa-t-il, « je vais pouvoir me déplacer sans être vu ».
Il commença à avancer mais se rendit tout de suite compte que cela ne serait pas aussi simple. La neige se tassait devant lui au fur et à mesure de sa progression si bien qu’il stoppa au bout de quelques pas. S’il continuait ainsi, le bouchon de neige qu’il poussait devant lui l’épuiserait rapidement.
Il entreprit alors une démarche zigzagante qui lui permit de se débarrasser au fur et à mesure de ce bouchon. Cela n’allait pas, il devait sans arrêt se réorienter. Il tenta ensuite de marcher en s’allongeant le plus possible, dans une position qui était un compromis entre la marche, la nage et la reptation. C’était plus efficace, incontestablement mais le contact de la neige qui glissait sur lui aspira sa chaleur et sa queue devenait douloureuse à cause du froid. De plus, le manteau de neige allait en s’épaississant et il ne pourrait bientôt plus s’orienter. Il fallait faire demi-tour mais avant, il devait s’extirper de cette maudite neige pour se réchauffer un peu. Cela fut facile et Skiìrt se retrouva, petite tache marron sur un sol blanc, au grand milieu d’une absence de cachette, tel un amuse-gueule destiné au festin des chouettes ou renards des environs.

Trouvant cette idée déplaisante (on peut le comprendre), le rat aperçut à quelques dizaines de mètres un bosquet en forme de refuge. Il serait déjà moins visible. D’abord, replonger sous le manteau neigeux. Mais la neige durcie par le vent formait une croûte sur laquelle il pouvait plus facilement s’appuyer et, en restant le ventre plaqué sur la surface, on pouvait facilement avancer en glissant.
Après quelques mètres, la nouvelle technique lui permit de filer à toute allure à l’abri des arbres dont la ramure avait empêché le sol de se couvrir de neige. Les pattes de Skiìrt furent heureuses de retrouver un tapis de feuille et son estomac reconnaissant des quelques graines trouvées au sol.

Le jour commençait à se lever et l’activité humaine n’allait pas tarder à reprendre son cours. Il fallait vite retourner à la chaussure avant que la piste de l’homme à la cape ne s’évanouisse, si ce n’était pas déjà trop tard, songea Skiìrt avec inquiétude.

Heureusement, les bosquets étaient de plus en plus fréquents, preuve de l’approche de la forêt et le pauvre naufragé se retrouva près du lieu de son d’arrivée de la veille au moment précis où le soleil commençait à quitter la ligne d’horizon. La chaussure était invisible. Sûrement enfouie sous la neige. Un explorateur chevronné comme lui prend toujours des points de repère, même inconsciemment, et il ne fallut que quelques instants pour reconnaître les premiers arbres qui l’avaient accueilli à son arrivée sur ce sol étranger.

Cela devait être… mmmh… encore un pas… oui, juste là. Skiìrt commença à creuser et une odeur de vieux cuir un peu sur sa gauche lui confirma qu’il avait trouvé son objectif du premier coup.

Soudain, une sensation étrange l’envahit. Il s’arrêta et écouta. Rien. Il regarda attentivement autour de lui. Rien. Juste un tapis blanc qui rejoignait les ombres de la forêt à quelques mètres. Les ombres dans lesquelles une paire d’yeux jaunes l’observait. Figé de surprise et de terreur, le rat fixa les yeux immobiles. Soudain, son cerveau se remit en marche. Trop bas pour une chouette. Trop haut pour un serpent, même pour un renard. Un chien ? peut-être. Un loup ? oui, c’était çà. Il pouvait presque deviner la mâchoire acérée sous ce regard affamé.

Qu’attendait-il ? Les anciens racontaient que les loups étaient des chasseurs doués d’intelligence et sachant chasser en groupe. Celui-là devait attendre les autres. En tout cas, Skiirt n’allait pas attendre, lui. Plongeant sous la neige, le rat rejoignit le sol et se mit à creuser une galerie dans la matière friable. Il n’avançait pas aussi vite qu’en terrain découvert mais il pouvait leurrer son adversaire sur sa position et sa direction. Celui-ci n’était pas resté stoïque. A l’instant où la petite proie disparaissait, il était sorti de sa cachette et avait couru vers le trou pratiqué dans la neige. Quelques secondes à peine s’étaient écoulées depuis que la petite boule de poils avait disparu mais sa gueule ne se referma que sur une grande bouchée de neige. Un deuxième essai eut le même résultat. Dépité, le loup insista, s’acharna, détruisit la belle harmonie du tapis blanc à coups de pattes rageuses et de claquements de dents.

Soudain, sa gueule se referma sur quelque chose qu’il extirpa du sol.

Ce n’était qu’une vieille chaussure.

Excédé, le loup la lança en l’air avec violence, observa sa redescente et, au moment où celle-ci repassa à la hauteur de sa tête, la trancha en deux d’un claquement de mâchoires.

Skiìrt observait la scène près d’un arbre dont les racines avaient douloureusement arrêté sa course. Il contempla tristement les deux morceaux au sol, ses espoirs de retour ayant potentiellement disparu avec le soulier car, cet objet devait participer au phénomène qui l’avait amené ici et devait probablement avoir le pouvoir de faire le chemin inverse.

Le loup, ayant passé une partie de sa hargne, mâchonna quelques instants un des deux morceaux de cuir. Il le relâcha avec dégoût et commença à renifler le sol en suivant une spirale de recherche qui se déployait autour de la chaussure.

Les rats ont un bon odorat mais les loups ont du flair. Aucune chance que sa piste ne soit pas repérée, songea le rongeur.

Il fallait d’urgence une cachette qui le tienne hors de portée des crocs lupins. Les racines des arbres autour de lui n’offraient aucune cachette profonde. Il ne pouvait pas examiner chaque arbre, le canidé affamé le repèrerait bien avant. La neige masquait aussi toutes les entrées de terrier où il aurait pu trouver refuge et plonger sous la neige ne ferait que retarder l’échéance. Il ne restait aucune solution.

Aucune solution au niveau du sol.

Skiìrt contempla le tronc de l’arbre près duquel il se tenait ; L’arbre montait à la verticale pendant plusieurs mètres avant la première branche. Maintenant il fallait faire vite. Le loup venait dans sa direction. Le fuyard se mit à l’exact opposé de la trajectoire du prédateur et s’élança à la verticale. Ses quatre pattes griffues rentrèrent dans l’écorce trop tendre. Il crut un instant que l’écorce n’était pas assez solide pour le soutenir. Une de ses pattes arrières décrocha mais les autres tinrent bon. Rapidement mais en douceur, le rat ramena ses pattes arrières sur des prises plus hautes et se hissa. Les pattes avants attrapèrent un peu plus de hauteur. Trois tractions plus tard, Skiìrt avait dosé l’effort à mettre pour que l’écorce ne lâche pas. Il était temps, il entendait le souffle du loup.

Bizarrement, il n’avait entendu aucun bruit de pas. S’il survivait, il aurait à rapporter au clan cet impressionnant talent de furtivité qui égalait presque celle des serpents.

Mais l’avenir était pour plus tard.
Il accéléra encore la cadence. A l’instant où la tête du loup apparut derrière le tronc, sa patte arrière décrocha une nouvelle fois, faisant tomber dans les airs une fine pluie de ces moisissures jaunes qui recouvraient l’écorce.

La tête aux yeux jaunes se braqua aussitôt sur lui ; Il poussa sur son autre patte arrière mais un morceau d’écorce se détacha du tronc. Sentant qu’il perdait prise, Skiìrt planta ses incisives dans le tronc. Les muscles de son cou répondirent à l’appel et il retrouva sa stabilité.

Là, en bas, le loup se regroupait pour un bond sûrement phénoménal. Skiìrt n’était pas assez haut, il en était sûr. Il ramena ses pattes arrières sous lui mais aucune chance de monter assez haut dans la demi seconde qui lui restait.

Le loup décolla à la verticale.

Skiìrt entreprit une manœuvre insensée. Lâchant prise des deux pattes avant, il pivota sur le côté et se mit à courir en même temps qu’il commençait à tomber, mais dans une direction horizontale. Son élan initial lui permit de tourner sur un quart du tronc et le mit hors de portée des crocs qui montaient à sa rencontre. Seulement, il n’avait plus de prise. Il avait évité le premier coup de dents mais sa chute inévitable allait se terminer dans l’estomac du fauve.

Une griffe arrière s’accrocha dans l’écorce dans un dernier geste désespéré, ce qui lui donna un point de pivot pour une ultime pirouette terminée par un nouveau planté d’incisives. La douleur lui vrilla la tête mais son corps était de nouveau plaqué contre le tronc. Il eut peur de s’être cassé une dent et s’immobilisa. Un grand « boum » retentit à côté de lui qui lui fit oublier instantanément ses tourments. Le loup qui avait atterri sur le tronc, voyant son déjeuner lui échapper avait lancé un énergique coup de patte destiné à l’assommer. Mauvaise idée. Complètement déséquilibré, le chasseur s’écrasa sur le cou. Son corps retomba contre le tronc de l’arbre puis, pivotant mollement, s’affala dans les feuilles, laissant le canidé dans une posture comique, une pluie de poussière d’écorce retombant calmement sur lui. Le rat ne songea pas à savourer sa chance et reprit son escalade.
Il arriva enfin sur la première branche et s’y hissa. Il fit alors une pause, laissant s’exprimer la douleur de ses membres, de sa mâchoire et de son cou.
Heureusement, ses incisives avaient tenu le choc.
Il contempla sous lui la grande carcasse grise et vit qu’elle respirait encore. Le loup n’allait pas tarder à revenir à lui. Etait-ce le moment de fuir ? Non, l’odorat du loup le retrouverait rapidement. Et s’il restait sous la neige ? Son hésitation ne fut plus de mise quand un deuxième loup sortit d’un fourré et vint rejoindre son congénère. Le nouveau venu flaira l’ensemble du tas de pattes et de poils comme s’il cherchait quelque chose et repoussa du museau la grande tête dont la langue pendait. Celle-ci rentra dans la gueule et les yeux jaunes s’ouvrirent. L’autre loup leva la tête et poussa un long hurlement modulé. L’ex carcasse se relevait péniblement, se campa maladroitement sur des pattes chancelantes puis, raffermissant sa position, se joignit au cri de son compagnon. D’autres cris résonnèrent, pas très loin. La meute se rassemblait.

A sa grande surprise, les deux loups se mirent en marche et disparurent dans la direction des autres cris. La chance semblait de son côté mais la prudence lui conseillait de rester encore un moment avant de descendre. Toujours couché sur sa branche, il écouta le silence de la forêt revenir. Le contrecoup de sa fuite acrobatique exigeait de son corps un instant de repos. Ses yeux se fermèrent une seconde. Il ne fallait pas qu’il s’endorme. Sa position sur la branche n’était pas suffisamment stable et, d’autre part, il était une proie facile pour les prédateurs volants.

Heureusement, la ramure de l’arbre le dissimulait aux rapaces d’altitude et les nocturnes n’étaient pas encore de sortie. Il allait avoir un instant de répit.
Reculant vers le tronc pour avoir une meilleure assise, Skiìrt repéra une anfractuosité au départ de la branche où il pourrait se dissimuler en partie.

Le logement était un peu petit et très encombré.
Quelques coups de pattes pour enlever les brindilles et les feuilles mirent à jour une dizaine de noix, à sa grande surprise.
Comment étaient-elles arrivé là ? Il n’y avait aucun noyer aux alentours. Probablement une cachette d’écureuil. Le propriétaire n’étant pas là pour défendre son bien, Skiìrt profita de l’aubaine avec gratitude car les quelques graines qu’il avait avalé en venant n’étaient plus qu’un souvenir.

Alors que sa faim diminuait quelque peu, il se demanda s’il ne devait pas rester quelque temps en poste sur sa branche pour voir si l’homme ou les loups revenaient. L’idée de retrouver lui-même la piste du voyageur semblait absurde après le passage de la neige et des loups.
En gardant quelques noix pour plus tard, il pourrait tenir un jour ou deux sur sa branche. Il se mit donc calmement à nettoyer la cachette en gardant précieusement ce qui pouvait être mangé. Cette cache ne devait pas avoir servi depuis un moment car, au fur et à mesure où il tentait d’atteindre le fond, il trouvait encore des noix mais qui avaient pourri sous l’effet de l’humidité. Une fois ces coques jetées par dessus bord, avec toute la vieille mousse et les brindilles qui le bouchait, le trou était assez spacieux pour accueillir Skiìrt et le reste de ses provisions. Seule la tête de l’observateur ne pouvait pas rentrer entièrement mais ce n’était pas grave. De là où il se trouvait, il voyait parfaitement l’endroit où gisait le piteux relief de la chaussure.

Le temps passa, seulement mesurable à la position des ombres qui tournaient lentement. Après avoir rétréci une partie de la journée, elles s’allongèrent de nouveau. Quand le soleil se coucha, derrière la forêt, Skiìrt somnolait plus qu’à moitié. De temps en temps un bruit minuscule lui faisait ouvrir les yeux, démontrant que si son semi sommeil semblait superficiel, ses sens surveillaient sans cesse. Sans ce système Skiìrt serait souvent surpris sans solution.

La nuit finit par s’installer complètement. Elle semblait ancrée profondément dans l’obscurité qui espaçait la forêt. Skiìrt n’était nullement inquiet. Il avait trouvé un abri qui le garantissait contre les prédateurs terrestres à l’exception des belettes et furets. Il restait encore les rapaces nocturnes mais il dépassait si peu de sa cachette qu’en restant immobile il serait presque invisible. Il faudrait vraiment que le sort s’acharne sur lui pour que cela lui arrive maintenant.

La lune fit son apparition. C’était un spectacle que le rat n’appréciait pas particulièrement d’habitude mais, cette fois, l’astre semblait si net, si lumineux qu’il semblait plus proche.

Cette présence était aussi le seul lien qui le reliait à son château. Peut-être ses amis la regardait-elle en ce moment même. Cette pensée le réconforta en même temps qu’elle le troublait. Ce n’était pas un genre de réflexion normale pour un rat.

En réalisant que réfléchir au fait qu’avoir des pensées inhabituelles était en soi une pensée inhabituelle, Skiìrt se sentit étrange.

Il n’était vraiment pas normal et c’était inquiétant. Il savait que le clan éliminait impitoyablement les inadaptés. Il ne devait parler de ces pensées étranges à personne. Question de vie ou de mort. Mais peut-être d’autres rats aux pensées bizarres avaient eu la même conclusion que lui ? Il pensait être unique mais ils étaient peut-être plusieurs à être uniques ? « Assez ! je vais devenir fou » songea le rat, étourdi par ses pensées et ses questions qui lui donnaient le vertige.

Ce n’était pas comme ça avant de se faire prendre par le vieux sorcier. Ses pensées tournaient toujours autour des thèmes « échapper aux griffes – manger – dormir – obéir au clan – se reproduire ». Peu d’autre choses avaient de l’intérêt en dehors de cela. Mais le vieux barbu lui avait fait quelque chose. Son esprit semblait s’être agrandi. Il n’avait pas seulement pris le message, il l’avait compris. Il avait aussi cru deviner les intentions du sorcier, mais il s’était apparemment trompé. Son esprit continuait à s’ouvrir. Il ne savait pas pourquoi mais cela faisait probablement partie des projets du directeur du Château. Des idées nouvelles lui traversaient la tête de plus en plus fréquemment. Très dangereux quand on doit se concentrer sur sa survie : le temps passé à réfléchir était du temps perdu, seule l’action avait de l’intérêt, tentait de se convaincre Skiìrt.

La lune se déplaçait doucement, sans bruit, inondant d’argent les espaces dégagés entre les arbres et rendant encore plus noirs les sombres recoins.
Quelques musaraignes et campagnols firent remarquer leur présence dans un vif trait de vie qui se dissipait aussitôt aperçu, tels des étoiles filantes en fourrure. Pas la peine de se mettre en chasse. Il n’avait pas encore assez faim pour quitter son douillet poste d’observation. Et puis il lui restait encore les noix de l’écureuil.

L’obscurité se referma sur la forêt quand la lune fut ensevelie par un énorme nuage. Quelques minutes plus tard, l’humidité de l’air fut à son maximum. Skiìrt se blottit au fond de son trou dans l’attente de la pluie. L’attente ne fut pas longue, une pluie fine et glacée tombait sur le sol. Il aurait du être protégé par l’arbre mais le vent léger lui amenait des fines gouttes d’humidité qui lui trempèrent rapidement le museau.

Plus aucun repère dans le ciel ne permettait de deviner depuis combien de temps cela durait quand Skiìrt observa un mince filet d’eau qui descendait le long du tronc, comme une veine liquide qui suivait les sillons de l’écorce. Ce mince fil devint rapidement plus épais et un autre apparut pas très loin du premier. Rapidement, de nombreux ruisseaux se mirent à couler comme si l’arbre commençait sa fonte. Une première invasion liquide vint cascader dans son trou, suivi d’une seconde peu de temps après.

Le rat comprit pourquoi l’écureuil n’utilisait plus une cachette qui n’était pas à l’abri de l’humidité et se résigna. Il ne risquait pas l’inondation car l’eau disparaissait dans les interstices.

Il utilisa son corps pour protéger le mieux possible la nourriture qu’il avait pu sauver et avala les graines qu’il ne pouvait protéger. Il laissa sa tête reposer à l’extérieur du trou et attendit.

La somnolence le gagnait quand un flocon de neige vint ranimer son attention. La pluie avait disparue et s’était transformée en une chute dense de flocons minuscules.

Le tapis blanc qui avait en partie fondu sous l’action de la pluie s’épaississait petit à petit. Les traces laissées par les deux loups devinrent de plus en plus confuses et finirent par s’estomper complètement. Les débris de la chaussure ne se repéraient plus que sous la forme de deux monticules qui auraient pu être n’importe quoi d’autre. Finalement la neige ralentit puis s’arrêta tout à fait. L’aube commençait à poindre. Une nouvelle journée d’attente commençait.

Le froid et la faim poussèrent Skiìrt à consommer presque toute ses réserves. Il ne restait plus que trois noix. Il repoussa les coquilles vides au fond du trou pour avoir les pattes au sec, lissa sa fourrure et reprit sa position.

Un mouvement au loin lui fit tourner les yeux. Il faisait encore trop sombre pour distinguer de quoi il s’agissait. Et puis cela disparut derrière un repli du terrain. Excellent ! Ce quelque chose suivait le sentier d’hier. Avec un peu de chance, c’était l’homme à la cape qui revenait.

Le soleil n’était pas encore paru mais la lumière revenait doucement dans le ciel. La forêt restait sombre comme si l’obscurité s’accrochait aux arbres. Skiìrt fixait l’endroit où aurait dû apparaître celui qu’il espérait mais il ne se passait rien.

Malgré sa patience habituelle, Skiìrt commençait à s’agiter. Avait-il rêvé ? Il était presque sûr que non. Pourtant, même un humain ne pouvait être si lent. Evidemment, il y avait d’autres possibilités, il devait le reconnaître. Cela pouvait être un voyageur qui se dirigeait ailleurs que vers la forêt. C’était même assez probable vu que le sentier continuait vers le nord. Déçu à l’idée de passer une autre journée dans son arbre, le rat reporta son attention sur les alentours.

La neige était un écran blanc sur lequel rien ne pouvait se dissimuler. C’était une bonne chose mais ce tapis cachait aussi tous les détails dont l’observation aurait pu tromper son ennui. Il prit son mal en patience et commença son attente. Les premiers rayons du soleil apparurent enfin. De la hauteur où il était perché, il apercevait au loin la rivière qu’il n’avait pu qu’entendre hier. Son regard se reporta à l’endroit approximatif où la silhouette tant attendue aurait dû apparaître. Il n’y avait toujours rien mais, derrière le repli de terrain, un filet de fumée montait.

Ce feu n’avait pu être allumé que par le voyageur qu’il avait entrevu. Il sentit l’espoir renaître dans sa poitrine. D’impatience, il recommença à s’agiter. « Allez ! plus vite ! » pensa-t-il comme si cela pouvait influencer le comportement de l’humain. Quand celui-ci apparut enfin, une heure plus tard, Skiìrt était à ce point fébrile qu’il se sentait sur le point de sauter au bas de l’arbre pour aller à sa rencontre.

Ce dernier avançait lentement, appuyé sur un bâton, ses grosses bottes fendant le tapis blanc en laissant derrière lui un sillon remodelé par le balayage de la lourde cape.

La tête enfoncée dans le capuchon pivotait régulièrement, vraisemblablement à la recherche de la défunte chaussure dissimulée sous la couverture blanche. Arrivé à quelques dizaines de mètres de sa cible, l’humain s’arrêta et se retourna. Il attrapa son bâton dans la main droite et se baissa puis racla la surface de la neige avec son morceau de bois dans un large mouvement circulaire, fit deux pas de côté et recommença son manège. De toute évidence, Skiìrt avait vu juste au sujet de la chaussure car quoi d’autre un humain aurait pu chercher au petit matin et à cet endroit ? Même en tenant compte du fait que les « deux-pattes » font souvent des choses incompréhensibles, il était bien en peine de faire une autre hypothèse.

Comme il le subodorait, cette chaussure semblait donc bien être indispensable pour le voyage de retour. Mais pouvait-elle fonctionner une fois coupée en deux ? Après tout, c’était une possibilité, pensa Skiìrt avec espoir. Il avait désespéré peut-être un peu trop vite. Si c’était le cas, il faudrait trouver absolument un moyen de faire partie du voyage. La première idée qui lui vint fut de sauter dans une poche, mais de là où il se trouvait ce n’était pas évident de voir si la cape en était pourvue.

Sortant de sa cachette pour mieux observer le balayeur de neige, Skiìrt perçut un mouvement au pied de l’arbre. Penchant la tête par-dessus le bord de la branche, il reconnut le loup. Celui-ci n’avait pas abandonné sa surveillance probablement dans l’espoir qu’il descende de son arbre. Il devait vraiment être affamé pour avoir guetté aussi longtemps un gibier si minuscule. Non pas que Skiìrt se considérait comme petit, au contraire il était plutôt grand pour son âge mais, dans la gueule d’un loup, il avait bien conscience qu’il n’aurait fait qu’une bouchée.
Si le loup était sorti de sa cachette, c’était qu’il avait changé de cible. Les loups pouvaient chasser les hommes, donc. Cette information le bouleversa car il avait toujours considéré que ces animaux verticaux n’avait pas de prédateurs.

La victime potentielle était toujours accroupie dans la neige et opérait toujours méthodiquement son balayage. Il n’avait conscience de rien, tournant le dos au fauve qui s’avançait furtivement.

L’homme ne devait absolument pas se faire dévorer pour que Skiìrt puisse revoir les siens. Mais comment prévenir quelqu’un qui n’a même pas l’intelligence de surveiller autour de lui ? A contrecoeur, le rat récupéra les noix qui lui restait et essaya de les lancer dans la direction du grand idiot. Malheureusement, après un vol de quelques secondes, celles-ci atterrirent près du loup en faisant un bruit presque imperceptible dans la neige. Le loup détourna quand même la tête et fixa son regard terrible sur le rongeur dont la tête dépassait de la branche.

Le voyageur n’était toujours conscient de rien. Son bâton rencontra soudain un obstacle. L’homme se leva et récupéra un bout de la chaussure. Il la contempla, semblant ne pas la reconnaître, la retourna, examina le sol comme s’il ne pouvait pas croire que celui-ci venait d’accoucher d’un objet si surprenant.

Finalement, il leva les yeux au ciel et lâcha un juron en même temps que la chaussure.

Le loup n’était plus qu’à quelques mètres.

Skiìrt ne put s’empêcher de lancer un sifflement d’alerte, le plus puissant et le plus perçant qu’il avait jamais émit de sa vie. L’homme tourna immédiatement la tête. Son regard, d’abord orienté vers le haut, tomba immédiatement sur le loup qui avait commencé à courir. Le corps de l’homme pivota à la suite de sa tête et, dans le même mouvement, son bras droit sortit de sa cape en dressant une fine baguette, exactement comme les élèves du château à l’exercice. Il cria alors un ordre, ou ce qui y ressemblait, en pointant sa baguette vers le loup qui venait de bondir, gueule ouverte. Quand le « Ridiculus » finit de retentir dans la forêt, c’est un canard qui vint heurter l’homme, le bec grand ouvert. Retombant dans la neige en battant des ailes maladroitement, le canard offrit le spectacle le plus drôle que le rat avait jamais pu voir. Skiìrt ne pouvait pas rire comme les hommes mais son soulagement s’exprima sous la forme d’un autre sifflement, un sifflement de joie.

L’homme leva la tête et regarda dans sa direction en faisant comme un salut de la main. Comme ses congénères, il ne devait pas avoir une bonne vue et ne pouvait sûrement pas avoir aperçu Skiìrt seulement, constatant que le sorcier n’était pas inoffensif, le rat rentra instinctivement la tête derrière la branche.

Aucun cri, aucune flamme ni aucun maelstrom ne se déchaînèrent dans un bruit infernal.

Ressortant prudemment le museau, Skiìrt put voir l’homme qui entamait son chemin de retour suivi à distance par un volatile qui avançait avec difficulté dans la neige, s’appuyant sur le bout de ses ailes comme s’il s’agissait de pattes avants.

Cette fois, il n’était pas question de se laisser distancer. Cherchant à gagner de précieux instants et se rappelant la difficulté de s’accrocher au tronc, le rat s’élança dans les airs. Il n’eut que deux secondes pour s’interroger sur la prudence d’une telle action mais la neige l’engouffra avant qu’il trouve une réponse. Le souffle coupé mais les membres intacts, Skiìrt émergea de la neige tout étourdi et, mi-courant, mi-glissant, partit à la poursuite du sorcier.

Vu du ras du sol, la cape disparaissait à chaque bosse de neige, à chaque dénivellation du terrain. Heureusement, les bottes laissaient dans la neige une piste qu’il était impossible de rater. Par endroit, la neige s’était accumulée sur une telle épaisseur que le rat ne pouvait pas émerger à la surface, même en sautant. Lorsque la neige ne lui permettait pas d’avancer en surface, il fonçait alors sous la neige, creusant rapidement son tunnel selon la technique qu’il avait mis au point hier puis tentait de loin en loin de revenir à la surface.