Au son des petites cuillères (Gemme et qui veut !)

Une bonne partie des bancs des Poufsouffle étaient déjà remplis, quand la petite Anabelle descendit ce matin-là. Le Plafond Magique reflétait un ciel aux nuages bas et gris typiques de la fin septembre et bon nombre d'élèves avaient repris capes et écharpes. Mais pas Anabelle. Il lui faudrait certainement une semaine de plus qu'aux autres, pour réaliser que les températures avaient baissé tant elle vivait dans un monde à part, peuplé de chimères et d'amis imaginaires.
D'ailleurs, en cette minute même, elle était escortée de Gorgeous, moineau parfaitement fictif mais auquel Ana croyait dur comme fer. Le volatile voletait autour d'elle en piaillant doucement, heureux d'être libéré de la présence de Chaton, le petit chat - parfaitement réel, celui-là ! - qu'elle partageait avec un de ses frères depuis le début de l'année (et qui n'était surnommé Chaton que parce qu'ils n'étaient pas encore parvenus à s'entendre sur un nom).

D'un pas mi sautillant et mi dansant, la frêle fillette se dirigea vers sa table et s'installa à la gauche d'un cinquième année, en face d'une fille qu'elle ne connaissait pas.
La mine rêveuse, Ana leva les yeux vers le plafond. Elle n'aurait certainement pas de courrier ce matin-là. Et au fond, ce n'était pas plus mal. Les dernières nouvelles que sa mère avait laissées l'avaient plongée dans un profond désespoir. Depuis, elle préférait tout simplement faire comme si la naissance prochaine d'une petite soeur n'existait pas. C'était bien plus facile ainsi.

Mélancolique, elle prit délicatement un pichet d'eau chaude et se versa un thé bouillant. Qu'elle essaya de boire trop rapidement. Christian - le plus âgé des Montgomery - n'était pas là pour veiller sur elle en lui rappelant de ne pas boire trop vite. Sa langue brûlée eut le mérite de rappeler son frère à sa mémoire. Elle n'oubliait, de toute façon, jamais vraiment sa fratrie. De fil en aiguille, elle en vint à penser à la petite Agapanthe, de chez Serdaigle. Un pli soucieux lui barra le front. Entre cette blondinette aux airs vicieux et la petite soeur à venir, la vie d'Anabelle n'était plus aussi sereine qu'autrefois.
Perdue dans ses pensées, elle entreprit de se beurrer une biscotte, sans s'apercevoir qu'elle étalait consciencieusement le beurre sur sa serviette.

Le petit déjeuner…Joie de se glisser dans une salle immense remplie de gens inconnus auxquels Gemme n’adresserait pas un mot. Ce sentiment grisant, elle le savourait chaque matin lorsqu’elle déjeunait seule. Elle pouvait ainsi observer consciencieusement les faits et gestes de ses camarades, et cela la réconfortait un peu -pour quelles raisons, elle n’en savait rien.

Elle s’assit donc à la table des Pouffsouffles et se servit un verre de jus de citrouille avant de promener un regard rêveur autour d’elle.
Fascinants ces élèves. Dès l’aurore, certains pensaient déjà aux mauvais coups qu’ils allaient faire, aux points qu’ils pourraient rapporter ou aux personnes qu’ils pourraient séduire. Le pauvre cerveau de Gemme lui n’était capable que de lui transmettre l’ordre de remplir son verre, et encore certains matins, elle le manquait.
Elle remarqua à sa table une fille à l’air rêveur qui étalait du beurre sur sa serviette d’un air appliqué.
Ne sachant pas si c’était intentionné ou non, elle l’observa à la dérobée quelques minutes encore, mais la fille avait vraiment l’air perdue dans ses pensées et ne regardait même pas ce que faisaient ses mains. Quelques élèves commençaient à rire autour d’elle en la pointant du doigt, notamment des élèves plus âgés.
Elle but alors son verre d’une traite, et passant devant la fille qui faisait l’objet des moqueries, elle lui souffla:

« Tu étales ton beurre sur ta serviette! »

Anabelle tressaillit imperceptiblement quand elle sentit le souffle de Gemme lui chatouiller l'oreille. Surprise, elle en lâcha immédiatement son couteau qui tomba dans un bruit mat sur la table. Tirée brusquement de sa rêverie, la fillette fronça le nez d'un air hébété. Elle avait été bien trop étonnée par l'intervention impromptue de Gemme pour seulement prêter attention à ce qu'elle lui glissait.
Elle avait vaguement perçut le mot "serviette". Machinalement, la brunette baissa les yeux sur la table. Ah. D'accord. La malheureuse serviette jaune était à présent toute grasse de beurre mal étalé. Quant à la biscotte, à presque dix centimètres de là, elle se portait très bien, merci pour elle.

Avec une légère grimace, Anabelle repoussa sa serviette du plat de la main, visiblement sans réaliser qu'elle était à présent l'objet des regards mi amusés et mi moqueurs de ses voisins de table.
Sans plus se soucier de sa biscotte ni même de sa serviette tâchée, elle pencha la tête pour tenter de retrouver l'âme charitable qui avait eu la bonté d'arrêter le massacre (sans doute une amoureuse des serviettes de table qui militait pour qu'elles soient traitées dignement).
Les prunelles noisette de l'étourdie ne furent pas longues à repérer Gemme qui s'éloignait. Sans vraiment réfléchir à ce qu'elle faisait, Ana quitta précipitemment sa place (non sans se cogner au passage, le genou contre le rebord de la table, faisant tanguer dangereusement le bol de son voisin le plus proche) et sautilla d'un pas vif en direction de la fillette.

Elle lui posa doucement la main sur l'épaule pour signaler sa présence et murmura d'une voix flûtée, les yeux brillants de reconnaissance :

- Tu veux du chocolat ? Ma mère m'en a envoyé et j'en ai trop pour moi seule...

N'importe qui d'autre aurait probablement commencé par se répandre en remerciements. Anabelle, elle, avait tendance à aborder les gens de manière plutôt décalée. Elle n'y pouvait rien, c'était dans sa nature.
Certes, le chocolat au petit-déjeuner n'était peut-être pas une idée brillante. Mais c'était la seule chose qu'elle pouvait faire pour prouver à Gemme sa gratitude.

Du chocolat? Gemme avait envie de rire. Non, une tablette de chocolat ne la tentait pas, pas si tôt du moins. Reconnaissant néanmoins une tentative d’approche courtoise de la part de la jeune fille, elle lui sourit tout en déclinant l’offre poliment.
Elle observa la fille
C’était étrange cette manière de l’aborder, mais cela ne semblait pas venir à l’esprit de sa camarade. Se rendant compte qu’elle ne connaissait pas le nom de sa condisciple, Gemme se présenta :

« Gemme Carlson, je suis en première année »

Dit-elle en tendant la main.

« C’est gentil pour le chocolat, mais je ne suis pas sûre d’en vouloir maintenant. »

Elle observa de plus près sa condisciple; ce qui la caractérisait, c’était qu’elle avait l’air vraiment à côté de la plaque, comme si son esprit était à des années lumière de ce qui se passait autour d’elle.
Gemme avait été surprise lorsque sa main s’était posé sur son épaule, elle en avait même lâché son sac; elle s’affairait donc maintenant à ramasser ses affaires éparpillées sur le sol, consciente que l’attention de bon nombre d’élèves était portée sur elles.
Et puis, elle avait hâte d’aller en cours, savoir ce que l’on apprenait dans cette école de magie.

« Tu commence par quoi? »

Commençant elle-même par le cours de potions, Gemme espérait que sa condisciple avait le même début d’emploi du temps, elle appréciait grandement son côté décalé et hors sujet.

D’ailleurs, en parlant du cours de Potions, Gemme se demandait ce qu’elle allait y apprendre. En feuilletant son livre, elle y avait trouvé des potions telles que le filtre d’amour, la potion hilarante, la potion capillaire… Elle ne savait donc pas vraiment à quoi s’en tenir quant au contenu des cours.

Oui, vraiment elle avait hâte.

*Gemme Carlson* nota mentalement Anabelle, sans grand espoir de retenir le nom de la fillette durablement.

Non pas qu’elle se désintéressât de la petite Poufsouffle, bien au contraire, mais elle se connaissait trop bien pour s’illusionner sur sa capacité à retenir un prénom plus d’une semaine de suite. Certes, elle avait des circonstances atténuantes : la plupart des gens auxquels elle parlait avaient ensuite tendance à l’éviter, ce qui n’aidait pas fixer leur identité, mais il n’en restait pas moins que son étourderie rêveuse ne l’aidait par à «tisser des liens», comme le disaient si joliment ses aînés. Après tout, personne n’aimait qu’on oublie son nom.

Elle gratifia Gemme d’un sourire candide teinté de tristesse. Cette fille avait vraiment l’air gentil. Mais Anabelle savait bien qu’elle risquait fort, comme tous les autres, de la trouver bien trop bizarre pour avoir envie de discuter plus longtemps avec elle. C’était étrange. Avant d’arriver à Poudlard, Anabelle n’avait jamais eu le sentiment d’être particulière. Seulement, tout le monde avait l’air de considérer, ici, que parler à un moineau imaginaire était une tare. Depuis quand l’imagination était-elle un mensonge ?

- Anabelle Montgomery, dit-elle d’une voix fluette, et je suis en premiè… Euh, non, seconde année… Oui, c’est ça, seconde année, confirma-t-elle, l’air un peu étonné.

Et de fait elle l’était. Seconde année, déjà ? Comme le temps passait vite, lorsqu’on rêvait ! Merlin, mais elle allait vraiment finir par devenir grande, si elle ne faisait pas un peu plus attention.

Perdue dans ses pensées, Ana fronça légèrement le nez. Grandir ? Pouah ! Quelle horreur ! Et pour devenir quoi, d’ailleurs ? Les adultes ne présentaient, aux yeux d’Anabelle que très peu d’intérêt. Pour ce qu’elle en avait vu, ils avaient tous énormément de soucis en permanence. Et puis il y avait toutes ses histoires de banques et tout le tintouin : elle avait un peu le sentiment que, dix-sept atteints, la société se rendait subitement compte que vous existiez, si, si ! Elle en était tellement contente, la garce, qu’elle ne vous lâchait plus de tout le reste de votre vie ensuite. Non, grandir était vraiment un très mauvais plan. Quand Peter viendrait-il la chercher pour l’emporter là où les enfants restaient des enfants pour l’éternité ?

Avec un indicible soupir, elle reporta son attention sur Gemme à laquelle elle accorda un énième sourire angélique avant de poursuivre d’un ton désinvolte :

- Oh, ce n’est pas grave, comme tu es à Poufsouffle, tu pourras m’en demander quand tu voudras… Même en plein milieu de la nuit. J’ai le sommeil léger et je ne deviens pas grognon quand on me réveille.

Elle marqua une nouvelle pause et fronça imperceptiblement les sourcils. Son premier cours ? Merlin ! Elle avait déjà bien du mal à retenir son année, alors son premier cours de la journée… Surtout que l’emploi du temps n’avait pas été distribué depuis bien longtemps. L’an passé, il avait fallu attendre mars pour qu’elle connaisse son emploi du temps par cœur (et dans le bon ordre). Et encore, pas tout à fait : un lundi matin, elle s’était pointée en cours de potion avec des sixièmes années alors qu’elle avait sortilège sur cette heure là. Elle avait bien mis dix minutes avant de s’apercevoir que ses camarades étaient bien plus grands (et bien plus hilares) que de coutume. Finalement, après quelques secondes d’intense réflexion, elle osa un fort prudent :

- Euh, je me demande si je n’ai pas potion… Ou alors je confonds avec l’an dernier et j’ai métamorphose ? Euh, est-ce que Rogue regroupe encore les premiers et les seconds grades, cette année ?

Une question qui était un peu idiote : il y avait peu de chance que la petite Gemme, fraîchement débarquée à Poudlard le sache mieux qu’elle, supposée être une «ancienne».

(636 mots)

§§§